jeudi 10 septembre 2015

Manifeste, mode d’emploi (1) : Les cris écrits


Manifeste Dada



 
Les mots justes trouvés au bon moment sont de l'action (Hannah Arendt).



 

Un programme ambitieux


Le manifeste est un texte à teneur programmatique écrit le plus souvent à la première personne par lequel un auteur expose ses intentions, ses aspirations ou ses revendications. Il contient un certain nombre de postulats politiques ou esthétiques présentés dans le but de rallier les sympathisants, en créant un réseau plus ou moins ouvert. Le manifeste cherche d'abord à étonner, à scandaliser, à provoquer une crise de conscience en faisant l'effet d'une bombe. Héritage du romantisme allemand (Laurent Margantin date le premier manifeste moderne des années 1796-1797), il garde un lien étymologique avec l’apparition, ou la révélation, à l’opposé de ce qui est caché, mais aussi un rapport avec l’agitation et les manifestations publiques. Le manifeste est toujours un appel à l’action qui est sa principale raison d’être ; c’est un condensé d’énergie et une déclaration de guerre à l'ordre établi bien plus qu’un texte explicatif. Ses auteurs qui se considèrent bien souvent comme des prophètes expriment directement et sincèrement leur impulsion créatrice, visant à refaire ou à réenchanter le monde. Cette dimension utopique, ainsi qu’une implication existentielle de ses auteurs, constituent les principales forces du manifeste.
 

Les grands manifestes

 

Genre noble, le manifeste est une transcription de ce que Simone de Beauvoir appelle les plus hautes attitudes humaines: héroïsme, révolte, invention, création... Son côté séditieux mettant en avant les tendances antisystème est une arme précieuse dans la lutte pour la liberté d'expression: ce n'est pas par hasard que le manifeste à toujours été banni sous les régimes totalitaires et dictatoriaux.
 
L’art et la politique s’unissent parfois sous le même drapeau, comme dans le Manifeste mexicain, co-rédigés par André Breton et Léon Trotski. Etroitement liée à l’histoire des avant-gardes, « la pratique manifestaire oscille entre écriture poétique et parole révolutionnaire et jalonne l’émergence de presque tous les ismes… » (Antje Kramer),[1] aussi différents soient-ils. Factuels ou poétiques, spontanés ou élaborés, affirmatifs ou contestataires, théoriques ou expérimentaux, sérieux ou burlesques, ces manifestes ont quelque chose en commun : ils recrutent des alliés sous le signe de la rupture et au nom de la dynamique, la vitalité, la modernité, la jeunesse, le futur ou le présent. Certains auteurs vont jusqu’à adopter une nouvelle chronologie mythique : ainsi Oswald de Andrade situe la publication de son Manifeste anthropophage (1928) à Piratininga, nom indigène de Sao Paolo, et le date de l’an 374 « depuis la dévoration par les Indiens de l’archevêque portugais Sardinha ». L'appel à l'absurde peut parfois être une passerelle vers le registre comique, même s'il n'est présent qu'en marge du genre. L'un des rares exemples du manifeste humoristique est le Manifeste du Kangourou de l'Allemand Marc-Uwe Kling, largement basé sur une parodie du Manifeste communiste.

 

Un genre complexe


Résumé théorique des pratiques existantes, le manifeste à beaucoup à offrir aux amateurs des études conceptuels. D'autre part, en cas d'ouvrage collectif, il est presque toujours le résultat des recherches de consensus au sein d'un groupe, ce qui lui confère également une certaine valeur sociologique.
 

Souvent écrit sur le vif et lié à l’actualité, le manifeste est un genre « brut » qui n’a cependant rien de primitif. Jeanne Demers met en lumière sa complexité basée sur des contradictions dialectiques. Ce qui est reçu par le lecteur comme une attaque et une provocation n'est bien souvent qu'un appel de détresse. D’autre part, être contre quelque chose, c'est toujours être pour quelque chose d'autre. Enfin, il est important à ses yeux de reconnaître le côté éphémère du manifeste : « S'il est vrai en effet que tuer le père, rompre avec le passé et réorienter l'histoire, constituent les principales caractéristiques du manifeste, n'est-il pas normal de prévoir que les auteurs des manifestes d'aujourd'hui seront contestés demain ? »

 

En tant que genre littéraire, le manifeste montre quelques affinités avec les genres limitrophes. Ainsi, il n’est pas rare de parler d’un « roman-manifeste » dont l’auteur présente son engagement politique ou citoyen sous forme romanesque. Ainsi, Le dernier jour d’un condamné de Victor Hugo peut être lu comme un manifeste abolitionniste, tandis que  la nouvelle Après le bal de Léon Tolstoï a tout d’un plaidoyer contre les châtiments corporels. Certains manifestes peuvent également contenir des réflexions philosophiques, comme Les manifestes dithyrambiques  de Markus Lüpertz inspirés des idées de Nietzsche.  Les manifestes de Friedensreich Hundertwasser sont eux aussi bien plus que des programmes artistiques, et son éloge de la spirale n'est pas sans rappeler certaines visions de la dialectique hégélienne.

 

Le côté didactique du manifeste le rapproche souvent du genre d’Art poétique établissant un ensemble de règles esthétiques, comme ceux d’Aristote, d’Horace ou de Boileau. Mais ce côté régulier est contrecarré par le côté subversif, visant l’affranchissement des règles dans l’esprit d’innovation. Cette particularité rapproche le manifeste des formes d’'expression contestataire, comme le pamphlet, un texte à la fois court et virulent qui remet en cause l'ordre établi. Usant d'un discours maximaliste et hyperbolisé, l’auteur du manifeste comme le pamphlétaire recherche l'action immédiate. Le caractère subversif du manifeste est quelquefois signalé par un titre provocateur : La gifle au goût public, Manifeste cannibale dada, Manifeste des 343 salauds…

 

D’autre part, par son ton polémique le manifeste se rapproche de la lettre ouverte, un texte qui, bien qu'adressé à une ou plusieurs personnes en particulier, est exhibé publiquement afin d'être lu par un plus large groupe. Cosignée, elle s’apparente à une pétition, même si le but d'une lettre ouverte est moins d'obtenir une réponse de son destinataire, que de propager ses opinions auprès du public. Certaines lettres ouvertes passées à la postérité ont tout d’un manifeste. C’est le cas de J'accuse…!  rédigé par l'écrivain Émile Zola à l'intention du président de la République Félix Faure, et publié dans le journal L'Aurore du 13 janvier 1898, au cours de l’affaire Dreyfus.  Mais c'est également le cas du Déserteur, le poème antimilitariste de Boris Vian adressé au "Monsieur le Président" (1954).
 

J'accuse...! d'Emile Zola
 
 

En réunissant les particularités de tous ces genres, le manifeste se distingue cependant par son degré de complexité. Selon le schéma du langage élaboré par Roman Jakobson, il cumule nécessairement plusieurs fonctions : la fonction référentielle, comme une déclaration, un traité, une profession de foi ; la fonction conative, comme un appel ou une pétition ; la fonction expressive, comme un pamphlet ; la fonction métalinguistique, comme un art poétique, mais aussi la fonction poétique, comme les textes de fiction. Ainsi, la répétition de certains éléments et l’utilisation de figures de style comme anaphore et épiphore rapprochent le manifeste de l’incantation. Parmi les exemples les plus connus,  la répétition du mot dada dans le manifeste de Tristan Tzara,  la répétition de IL Y A… et NOUS DENONCONS… écrits en majuscules  dans le Manifeste jaune de Dali, Montanya et Gasch et la répétition de zéro dans Zéro le nouvel idéalisme d’Otto Piene ou, plus récemment, la répétition de celles qui... au début de King Kong Théorie de Virginie Despentes. Composantes d’un acte à l’origine magique, ces formules identiques sont là pour rythmer la phrase, souligner un mot, une obsession, provoquer un effet musical, communiquer plus d'énergie au discours ou renforcer une affirmation. Syntaxiquement, elles permettent de créer un effet de symétrie.

 

Le graphisme et le show


L’orthographe, la ponctuation et la typographie personnalisée font aussi partie intégrante du genre. Les manifestes devenus des œuvres d’art semblent dialoguer avec les œuvres d’art devenues des manifestes, comme celles présentées cette année lors de l’exposition « Les Clefs d’une passion » à la Fondation Louis Vuitton. L’importance du côté visuel et l’appel à l’action immédiate  rapproche le manifeste du tract et de l’affiche. Voilà pourquoi il s’accorde facilement avec l’esprit et l’esthétique Agitprop étroitement liés aux mouvements d’avant-garde et visant à influencer l'opinion à des fins politiques, commerciales, artistiques, à l'aide d'une rhétorique émotionnelle. Par exemple, les « poèmes-affiches » de Christopher Logue parus dans les années 1960 et visant à rendre la poésie aussi visible et accessible que la musique pop semblent directement inspirés par des manifestes poétiques des futuristes russes.
 
Christopher Logue, Pop song ("David Bowie is..."
 
 
Ces derniers se faisaient souvent remarquer par des actions spectaculaires relevant de la provocation. Associé aux effets gestuels et scéniques, avec parfois des injures lancés au public, le manifeste fait alors partie d’une performance complète comme celles réalisées par Maïakovski ou Picabia.
 
Vladimir Maïakovkski, La marche gauche
 
Un projet beaucoup moins connu mais tout aussi excentrique date de 1959. Jean Tinguely, artiste suisse installé en France, s'apprêtait à lancer son premier et seul manifeste individuel au-dessus de la ville de Düsseldorf. Le lâcher aérien de 150 000 feuilles lors d'un tour en hélicoptère a cependant été interdit pour des raisons de sécurité. A la place du vol, Tinguely opta finalement pour un tour en Triumph décapotable à travers le centre-ville pour lancer ses tracts, en reproduisant une performance de Marinetti de 1912.
 

Le manifeste de demain


 

Aujourd’hui les happenings sont le plus souvent dissociés de l’écrit. De façon général, notre époque pragmatique semble marquée par le déclin du manifeste artistique et la renaissance du manifeste politique défendant des causes très variées : droits de l’homme, féminisme, mariage gay, altermondialisme, développement durable, euthanasie, cause animale, soutien aux réfugiées, etc. L’exemple le plus connu d’un tel texte directement lié à un engagement personnel est sans doute Indignez-vous ! de Stéphane Hessel, à l’origine de plusieurs manifestations dans de nombreux pays du monde.

 


Quel est l’avenir du manifeste ? Aujourd’hui où les grandes décisions sont prises en petits comités sous l’égide des lobbys, il y a quelque chose de désuète et de désarmant dans cette attaque frontale des « maîtres de demain ». En même temps, comme l’explique Alexandre Jardin dans son nouveau manifeste,[2] « à l’heure des réseaux sociaux, seule l’authenticité se communique bien ». Mais lorsqu’on clame des choses haut et fort, il est important d’éviter de nombreux écueils du genre : présomption, grandiloquence, sérieux excessif, hermétisme ou populisme, ainsi qu’éclectisme ou étiquettes réductrices en cas de créations collectives.

 
Dans les prochains articles, nous essayerons de décrypter les raisons du succès de quelques classiques du genre.

 
Pour participer au concours de manifeste:



 




[1] Les grands manifestes de l'art des XIXe et XXe siècles, préface d'Antje Kramer, Éditions Beaux-Arts Magazine, 2011.
[2] Laissez-nous faire ! On a déjà commencé, Robert Laffont, 2015.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire