samedi 19 septembre 2015

Manifeste, mode d’emploi (3) : Marinetti le boulimique


 

Le 20 février 1909 fait date dans l’histoire des avant-gardes artistiques. Ce jour-là la une du Figaro annonce l’avènement du futurisme italien par le biais d’un manifeste signé Filippo Tommaso Marinetti, jeune poète d’origine italien né en Egypte. D’après Antje Kramer,[1] rares sont des publications qui ont provoqué autant de retentissements, de bouleversements et de filiations. Ce succès international ayant profondément marqué l’histoire culturelle est sans doute dû à la modernité du format choisi par le fondateur du mouvement. « Contrairement aux déclarations du XIXe siècle qui avaient déjà fait appel, pour certaines, au genre littéraire du manifeste, le texte historique de 1909 ne s’attarde pas sur la définition d’une théorie, il dicte des volontés, il appelle à l’action, afin de lier l’art à la vie ».[2]
 
 
D’autre part, notons que l’auteur du manifeste met en place tout un plan de communication. Il tire son œuvre à des milliers d’exemplaires pour les envoyer aux journalistes, artistes, galeristes européens. C’est ainsi que plusieurs quotidiens italiens publient le manifeste avant le Figaro. Cependant, c’est la parution dans le plus grand quotidien  français de l’époque qui va s’imposer comme l’heure de la naissance mythique du futurisme italien.

 

Enfin, Marinetti fait preuve d’une grande obstination et d’un indéniable talent de leader lorsque, repoussé par une partie de l’élite parisienne, il part en Italie pour y constituer un véritable réseau futuriste, au sens moderne du terme. Il réussit à structurer un nouveau mouvement artistique, investissant tous les aspects de la vie. Ainsi il réunit de nombreux artistes, des peintres et des sculpteurs, comme Boccioni, mais aussi des architectes (Sant'Elia), des musiciens (Russolo et son concept de bruit), des cuisiniers, avec leurs recettes délirantes de poulet Fiat ou de jus de pétrole.  D’après Jean Clair, Marinetti a même  le mérite d'avoir préparé la voie à la cuisine moléculaire…

 

Ainsi, contemporain du cubisme (1907) limité au seul domaine des arts plastiques, le futurisme se dote rapidement d’un rayon d’action plus étendu. Cent ans après la publication de son manifeste, Maurizio Serra créait dans le Figaro ce portrait de son auteur: « Sa boulimie enfantine d'accrocher une étiquette futuriste à tout secteur de la vie quotidienne, du sport à l'ameublement, de la mode à la gastronomie, prête à sourire, mais n'annonce-t-elle pas la grande confusion (ou fusion) de valeurs de la modernité ? Et son dédain pour l'œuvre d'art religieusement conçue et irremplaçable ne sera-t-il pas repris par Andy Warhol ou Stockhausen ? »

 

Procédant souvent de manière provocatrice, les futuristes sont à l'origine du mouvement de la performance, avec maintes manifestations tapageuses. Il s'agit des tentatives d'appliquer leurs manifestes,  en associant peinture, théâtre et provocations. Ils prolongent leur œuvre en devenant objets d'art eux-mêmes par la gestuelle et en développant un théâtre d'artistes-acteurs.
 
 
Le mouvement publie plus de 400 manifestes ou tracts dans tous les domaines et se répand vite en Russie et en Pologne. Les futuristes s’engagent également en politique. Remarqué par Trotski, qui ne tarit pas d'éloges sur son sens de l'organisation des masses, Marinetti sera aussi, dans son propre pays, entrainé par le Fascio et admiré par Gramsci. Cette relation parfois complexe et trouble du futurisme italien à la politique fera d’ailleurs l’objet d’une journée d’études prévue à Lyon le 29 janvier prochain.

 

Quant au succès du manifeste de 1909, il réside notamment dans « un activisme effréné, à vocation messianique »,[3] revendiquant  le courage, l’audace et la révolte et visant la rupture et le renouvellement total de l’art. L’auteur prend pour cible la littérature de la fin de siècle dominé par D’Annunzio et prêche un renouveau total de l'homme, de la morale, de la nature contre tout « passéisme », toute tiédeur décadente : « La littérature ayant jusqu'ici magnifié l'immobilité pensive, l'extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l'insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing ». Habitué des milieux littéraires parisiens, Marinetti avait intégré le vitalisme bergsonien, le dyonysisme nietzschéen et le déterminisme darwinien, les trois concepts qui l’attiraient particulièrement par leur dynamisme. Le dynamisme et l’électrisme étaient s’ailleurs les premières appellations du futurisme.

 

Les onze thèses du manifeste marinettien contiennent quelques mots-clés importants dont le premier est la vitesse : « Nous déclarons que la splendeur du monde s'est enrichie d'une beauté nouvelle la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l'haleine explosive… ».

 

Plus problématique est la glorification de la violence et de la guerre, « seule hygiène du monde ». D’où les déclarations comme : « Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme, le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires ». Ou encore : « La poésie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer de se coucher devant l'homme ».

 

Enfin, toutes ces attaques sont entreprises au nom de la modernité, et le choix du sol italien n’est pas anodin. « C'est en Italie que nous lançons ce manifeste de violence culbutante et incendiaire, par lequel nous fondons aujourd'hui le Futurisme, parce que nous voulons délivrer l'Italie de sa gangrène de professeurs, d'archéologues, de cicérones et d'antiquaires. L'Italie a été trop longtemps le grand marché des brocanteurs. Nous voulons la débarrasser des musées innombrables qui la couvrent d'innombrables cimetières ».

 

La teneur choc de ces propos est notamment due au fait que le manifeste s’inscrit dans la lignée de nombreux mouvements artistiques cherchant à « épater le bourgeois ». Ce qui explique la pratique systématique d'un discours excessif et rituellement violent. Cet élément « délirant » (W. Krysinski  ) apparaît de multiples façons :

 

- Une intention polémique cristallisant une polarisation entre alliés et ennemis et des formules chocs (« Une automobile rugissante, qui a l'air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace ».) Une telle confrontation directe s’avère nettement plus virulente qu’une idée similaire exprimée de façon plus modérée dans le manifeste de Jiro Yoshihara (1956) : « Il nous est par exemple difficile aujourd’hui de considérer autrement que comme des pièces archéologiques les grandes œuvres de la Renaissance ».[4]

 

- Une posture mégalomaniaque exprimée via un langage métaphorique (« Debout sur la cime du monde, nous lançons encore une fois le défi aux étoiles! »)

 

- Des signaux d’intégrité et d’authenticité montrant que l’auteur est prêt à se sacrifier pour la cause qu’il défend : ainsi, en évoquant « le courage, l’audace et la révolte », il maintient, dans une formule tout à fait nietzschéenne, que le poète doit se dépenser « avec chaleur, éclat et prodigalité ».

 

- Le pathos comme moyen de persuasion associé aux nombreux points d’exclamations.

 

Il est intéressant, de ce point de vue, de lire l’extrait suivant d’une lettre de Marinetti demandant au poète belge Henry Maassen de «refaire» son Appel aux futuristes belges :

 

« [...] Je viens de lire votre violent manifeste dont j'ai admiré la belle envolée, mais qui a le tort d'avoir un ton trop général et partant sans force directe. Ce qui est essentiel dans un manifeste c'est l'accusation précise, l'insulte bien définie [...] Il faudrait à mon avis, avec un laconisme foudroyant et une crudité absolue de termes, attaquer sans emphase (ce qui n'exclut pas les métaphores, au contraire!) ce qui étouffe, écrase et pourrit le mouvement littéraire et artistique en Belgique ; dénoncer les académies pédantes, les camorras des expositions, la ladrerie des éditeurs, la tyrannie des professeurs, des érudits et des critiques illustres mais sots ».[5]

 

De toute évidence, il s’agit des recettes que le fondateur du futurisme avait brillamment appliquées à son propre texte, devenu cent ans plus tard et malgré toutes les controverses un grand classique du genre.


 
Pour participer au concours de manifeste:


 

 




[1] Les grands manifestes de l'art des XIXe et XXe siècles, préface d'Antje Kramer, Éditions Beaux-Arts Magazine, 2011. 
[2] Antje Kramer, p. 47.
[3] Ibid.
[4] Antje Kramer, p. 172-177.
[5] Giovanni Lista, Marinetti et le futurisme, Éd. L'Âge d'homme, Lausanne, 1977.
 

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