dimanche 24 septembre 2017

Le droit de ne pas aimer : les racines du "sextrémisme"



Que serait la femme sans amour ? Rien, suggèrent d’innombrables citations à ce sujet qui fleurissent sur le net. Le même constat s’impose à la lecture de la Bible et des ouvrages (pseudo)psychologiques explorant la dichotomie de Mars et de Venus. Ce conditionnement est loin d’être anodin. Car l’amour est constamment mis à l’honneur dans les romans, les films, les médias… Il est inculqué aux fillettes dès leur plus jeune âge en tant que la justification suprême d’une vie présentée comme une perpétuelle offrande. Grand principe sacrificiel, assimilé à une impérieuse loi de la nature et considéré bien souvent comme une alternative aux comportements masculins basés sur l’agression, il devient ainsi une forme d’aliénation, une sorte de « burqa transparente », selon une expression de Belinda Cannone.

 

Là où par définition elle est censée incarner la douceur, la maternité ou la séduction, une femme qui décide d’en finir avec cette surenchère affective doit se montrer suffisamment forte pour résister au discours culpabilisant. Sous cet angle, loin d’être une simple stratégie de communication, le « sextrémisme » proclamé par les Femen semble lié à l’envie de transcender la condition féminine. Le discours de haine, accompagné par la rhétorique militaire et les postures guerrières, la provocation et le jeu avec des stéréotypes, cassant une image traditionnelle des « filles de l’Est », apparaissent comme des réactions vives mais sans doute authentiques aux contraintes en vigueur.
 

 

samedi 2 septembre 2017

Tuer l'Inconnue



 
Malgré tout ce qu’elle comporte de conventionnel et de sentimental, Lettre d’une inconnue de Stefan Zweig n’a jamais arrêté de me poursuivre comme le rappel des comptes à régler. Autrefois je trouvais cette histoire belle, touchante et hautement romantique ; je la lisais aussi comme un témoignage à charge. Par la suite, lorsque j’ai réalisé la nature ravageuse de cet amour « absolu » frôlant la pathologie, je l’ai largement parodié dans mon roman Les années fastes. Je pense que c’était une façon de tuer l’Inconnue au fond de moi-même. Aujourd’hui les seuls sentiments que ce cas clinique m’inspire sont la peine et la révolte devant un immense gâchis qui pourrait être résumé par la formule implacable de Simone de Beauvoir : « Mais il y a peu de crimes qui entrainent pire punition que cette faute généreuse : se remettre tout entière entre des mains autres ».
 


Écrite par une anonyme, cette lettre fiévreuse et lucide, mélange de confession délirante et de testament mûrement réfléchi, raconte dans les détails l’histoire d’une passion monomaniaque et dévastatrice. Dès l’âge de treize ans, l’héroïne tombe éperdument amoureuse de son voisin, un romancier à succès pour qui elle restera à jamais une inconnue. Dans une démarche sacrificielle et masochiste, elle met sa vie, son corps et son esprit au service d’une passion dévorante et unilatérale, de cette « douleur fatale » qui se transforme en un véritable programme d’autodestruction.

 

Il s’agit de l’amour instinctif, fatal et inaltérable tel que Maupassant le décrit dans La Rempailleuse, l’histoire d’une pauvre créature qui vit et meurt dans l’anonymat vouant une passion sans bornes à un homme indigne. La nouvelle de Maupassant soulève les mêmes questionnements et y apporte la même réponse catégorique dans sa phrase finale : « Décidément, il n’y a que les femmes pour savoir aimer ! »

 

Cependant, écrivain du XXe siècle, Zweig choisit une approche psychanalytique (et une héroïne suffisamment sophistiquée pour qu’elle puisse s’allonger sur son divan romanesque). Voilà pourquoi on ne peut pas donner raison à Elsa Zylberstein, auteur de la préface affirmant que l’héroïne a choisi son destin. La genèse de l’amour démentiel qui s’empare soudain d’une adolescente naïve, craintive et timide montre qu’elle pouvait difficilement faire un autre choix. La place de l’autre et la prédisposition au statut de la victime préexistent à la rencontre : « Avant même que tu fusses entré dans ma vie, il y avait autour de toi comme un nimbe, comme une auréole de richesse, d’étrangeté et de mystère […] »[2]. Tout prépare la naissance de son sentiment exclusif : l’absence du père, le contraste saisissant entre le nouveau locataire et la famille qui occupait l’appartement précédemment, la curiosité éveillée par l’écrivain, son mode de vie, son serviteur et son mobilier, enfin l’effet qui lui fait ce jeune homme séduisant, si différent de l’image du vieil intellectuel qu’elle avait créé dans son imaginaire. Dès la première rencontre qui a tout d’une révélation, elle n’a plus qu’une idée en tête : attendre et épier l’objet de son amour, en observant scrupuleusement sa vie et ses habitudes. Ses « excès enfantins » faits « de grotesques exaltations et de puériles folies »[3] sont loin d’être anodins. Son investissement affectif extrêmement intense l’entraîne vers un schéma mental de sacralisation où se retrouvent toutes les caractéristiques du fanatisme, y compris le culte aux accents quelquefois fétichistes, le clivage entre ce qui a un rapport avec l’objet de ce culte et ce qui n’en a pas, l’aveuglement et l’obsession par celui dont chaque mot lui est « un évangile et une prière »[4]. Bref, l’héroïne est en proie à cet amour idolâtre qui d’après Simone de Beauvoir ne peut être que désespéré[5].
 

Ses souvenirs ponctuent ses délires, telle l’érotomanie mise également en lumière par l’auteure du Deuxième sexe : « Pendant des heures, pendant des journées entières je pourrais te raconter comment j’ai vécu alors avec toi, avec toi qui connaissais à peine mon visage […]. »[6] « […] Je ne sais comment, à force de m’occuper de toi, si démesurément et incessamment, une idée chimérique s’était formée en moi ; il me semblait que, cela allait de soi, toi aussi, tu pensais souvent à moi et m’attendais […][7]. »

 

Le narcissisme joue également un rôle important dans son histoire. Au moment où le jeune voisin lui adresse pour la première fois un regard doux et un mot familier, l’héroïne se sent attachée à lui à jamais, quitte à vivre une déception à la limite du supportable : « Mais, dans mes heures les plus noires, dans la conscience la plus profonde de mon insignifiance, je n’avais pas même osé envisager cette éventualité, la plus épouvantable de toutes ; que tu n’avais même pas porté la moindre attention à mon existence[8]. »

 

Dans l’espoir du moindre signe de son idole, elle abdique sa transcendance, sa liberté et sa dignité ; tapie dans l’ombre, elle va jusqu’à renoncer à tout contact extérieur et toute activité personnelle : « Je restais assise chez moi ; pendant des heures, pendant des journées, je ne faisais rien que penser à toi, penser à toi sans cesse, me remémorant toujours les cent petits souvenirs que j’avais de toi, chaque rencontre et chaque attente […][9]. » C’est au nom de cette offrande insensée, de cette attente passive et muette, de cette disponibilité sans faille qu’elle met sa vie entre parenthèses : « Toute ma vie, depuis que je suis sortie de l’enfance, a-t-elle été autre chose qu’une attente, l’attente de ta volonté[10] ? »

 

Son effacement frôle l’anéantissement, et tandis que le héros apparaît comme un être vivant, doté des ses qualités et de ses défauts, l’Inconnue semble tout simplement inexistante. Si l’homme pour lequel elle se consume ne la reconnaît jamais lors de ses rencontres avec elle, c’est parce que malgré sa beauté elle reste une femme invisible. Bien évidemment, elle n’a aucune chance d’être aimée en retour, car elle a renoncé à sa propre vie et à sa personnalité unique. À part sa lettre écrite in extremis et résumant sa vie entière dans quelques pages, elle ne laisse aucune empreinte sur terre, même pas son enfant dans lequel elle ne voyait par ailleurs qu’un ravissant double de son père.

 

Se laissant entrainer par son élan passionnel mortifère et suicidaire, elle accepte le dessaisissement de son libre arbitre au profit de l’objet de son amour. Elle n’est plus que « cette esclave, cette servante, ce miroir trop docile, cet écho trop fidèle[11]. » Cette dépersonnalisation s’accompagne d’une chosification, lorsque l’héroïne elle-même s’identifie à une montre dans la poche de son idole[12] ou aux roses qu’elle lui envoie tous les ans de manière anonyme le jour de son anniversaire.

 

Il s’agit d’un paradoxe tragique analysé avec finesse par l’auteure du Deuxième sexe : plus la femme cultive l’esprit du sacrifice et de l’abdication dans l’espoir de gagner un jour l’affection de l’homme qu’elle aime, moins de chance elle a d’être réellement remarquée ou appréciée par lui. Une constellation fatalement asymétrique mettant en péril le bonheur conjugal, comme le montre Flaubert dans Madame Bovary : « Sa femme avait été folle de lui autrefois ; elle l’avait aimé avec mille servilités qui l’avaient détaché d’elle encore davantage[13]. »


Ainsi, dénué de créativité, d’esprit critique et d’estime de soi, l’amour n’a aucune valeur ajoutée. Pire, toute relation amoureuse peut très vite se révéler toxique lorsqu’elle n’est pas réciproque. Aimer au point de n’être « rien » sans l’autre peut devenir une menace pour la liberté et la dignité d’un être humain qui dans le pire des cas mène vers l’autodestruction, comme le souligne la poétesse russe Natalia Krandievskaïa :

 

Oui, ce fut un crime

De dédaigner le monde entier pour toi seul,

Pour se jeter à tes pieds

Comme une ombre servile.

Retrouvez le texte complet dans mon livre Le droit de ne pas aimer: les racines du "sextrémisme", L'Harmattan, 2017.

[2] Stefan Zweig, Lettre d’une inconnue, traduit de l’allemand par Alzir Hella et Olivier Bournac et révisé par Françoise Toraille, Stock, 2009, p. 25.
[3] Ibid., p. 38.
[4] Ibid. p. 50.
[5] Simone de Beauvoir, op.cit., II, p. 560.
[6] Stefan Zweig, op.cit., p. 38-39.
[7] Ibid., p. 58.
[8] Ibid., p. 57-58.
[9] Ibid., p. 49.
[10] Ibid. p. 84.
[11] Simone de Beauvoir, op.cit., II, p. 568.
[12] Stefan Zweig, op.cit, p. 37.
[13] Flaubert, op.cit., p. 65. Fait significatif, ce même schéma marque plus tard les relations entre Emma et Rodolphe : « Elle n’y voulait pas croire ; elle redoubla de tendresse ; et Rodolphe, de moins en moins, cacha son indifférence » (p. 238).