Dans
son livre Beauté fatale, les nouveaux
visages d’une aliénation féminine[1], écrit dans la lignée de Quand la beauté fait mal de
Naomi Wolf[2], la journaliste Mona Chollet parle des
soutiens-gorges rembourrés pour fillettes et des concours des mini-miss, de
l’obsession de la minceur et de la banalisation de la chirurgie esthétique,
bref de cette « tyrannie du look » qui impose aujourd’hui la féminité
la plus stéréotypée dans le monde où la laideur est associée au désamour et à
la malchance. Décortiquant presse féminine, discours publicitaire, séries
télévisées et enquêtes sociologiques, elle met en évidence un matraquage de
normes inatteignables associées à la « femme parfaite », un produit
artificiel fabriqué par notre société et source de rivalité permanente. Malheureusement,
en décryptant les rouages économiques de ce processus, l’auteure n’insiste pas
suffisamment sur le fait que, tout comme l’Ève future dans le roman éponyme de
Villiers de l’Isle-Adam, cette femme est à 100% conforme aux attentes
masculines. C’est avant tout le regard de l’homme qui pousse la femme à
apporter le « tragique sérieux » à des soins qui semblent futiles[3]. Tout l’univers mental, affectif, sexuel, économique de
cette créature artificielle est façonné en fonction de l’homme/mari. La femme
gagne du prix aux yeux des mâles en se modelant sur leurs rêves. D’où cette
image trouvée par Roland Barthes en 1957 mais qui reste actuelle 60 ans
plus tard[4] : « Monde sans hommes, mais tout
entier constitué par le regard de l'homme, l'univers féminin d'Elle est très
exactement celui du gynécée[5]. »
Ce
gynécée ressemble tantôt à une maison close, tantôt à un foyer bourgeois[6]. Voilà qui permet à Virginie Despentes d’établir, de
façon plutôt crue, un rapport entre la séduction et la prostitution :
« Ce que les femmes font de leurs corps, du moment qu’autour d’elles il y
a des hommes qui ont du pouvoir et de l’argent, m’a semblé très proche, au
final. Entre la féminité telle que vendue dans les magazines et celle de la
pute, la nuance m’échappe toujours »[7]. C’est aussi l’avis de Simone de Beauvoir affirmant
que tous les métiers où la femme s’exhibe peuvent être utilisés à des fins galantes,
la star étant la prostituée du plus haut niveau[8].
Comparé à une
dépendance matérielle, l’enfermement immatériel a un côté particulièrement
insidieux : même quand il est dicté par des contraintes commerciales, il
est souvent accepté au nom de l’amour, ce grand sentiment qui est toujours là
pour justifier les sacrifices, l’assujettissement, le conformisme et la
passivité associés au comportement féminin. Bref, tout ce qui fait partie du « Complexe de Cendrillon » épinglé en 1981 par la psychanalyste
américaine Colette Dowling. Figure
incontournable des contes populaires, Cendrillon est aussi l’incarnation de la
grandeur cachée, voire étouffée, des qualités morales longtemps méconnues mais
qui deviennent un jour évidentes par le biais d’un miracle. Cendrillon, c’est avant
tout la femme qui attend l’intervention d’un héros masculin, ce Prince Charmant
qui la révèlera à elle-même et au monde. Réduite à l’inaction, elle est celle
qui reçoit et subit pendant que l’homme tue des dragons et poursuit des géants.
Enfermée, captive, endormie ou maltraitée, elle attend son sauveur (protecteur,
bienfaiteur, guide, mentor, justicier…) et se perd dans la rêverie pour oublier
le monde réel. Écartelée entre la routine et le merveilleux, entre les
futilités et les évasions, elle vit dans un état d’exaltation romanesque, comme
nous le décrivait déjà Simone de Beauvoir : « Sa vie se passe à
récurer des casseroles et c’est un merveilleux roman ; vassale de l’homme,
elle se croit son idole ; humiliée dans sa chair, elle exalte
l’Amour »[9].
C’est en cultivant
cette construction culturelle sous forme d’un rêve du grand amour que les
femmes persisteraient à s’inscrire, même quand elles ont tout pour réussir par
elles-mêmes, dans des schémas de dépendance relative et affective retenant
l’énergie et freinant les initiatives. En s’identifiant aux héroïnes de contes
et en modelant leur vie sur celle des êtres de fiction, elles gardent malgré
tout ce réflexe qui les pousse à s’en remettre à un être exceptionnel : la
prestigieuse essence virile rassemblée en un archétype dont le père, le mari et
l’amant ne sont que des reflets. Certaines « néo-courtisanes »[10]
s’entêtent longtemps à poursuivre leur rêve à travers le monde réel, à la
recherche d’un homme qui leur semble supérieur à tous les autres, jouissant de
prestige, d’autorité et de fortune. Dans les cas extrêmes, le complexe de
Cendrillon peut conduire à une véritable dévalorisation de soi. Ainsi le film Pretty Woman (produit par Disney) nous
laisse croire que sans intervention d’un riche généreux et séduisant, son
héroïne serait restée une prostituée ad vita
aeternam…
L’histoire
de Cendrillon n’est pas la seule fable de la patience et de l’amour au féminin,
d’une vie dont le but ultime est l’attente d’une apparition d’un mâle
tout-puissant. La figure de Pénélope devenue le symbole de l’épouse fidèle est
tout aussi révélatrice de nos modèles comportementaux. Pendant les vingt années
de l'absence d'Ulysse, durant et après la guerre de Troie, Pénélope lui garda
une fidélité à l'épreuve de toutes les sollicitations. Les statues de
Pénélope la montrent généralement en train d'exprimer, par sa posture, son
attente du retour d'Ulysse, le regard dans le vague. Son credo se résume dans
l’aveu adressé par Juliette Drouet à son amant Victor Hugo dont les
visites s’espacent au fil des années : « Je vous attends parce
qu’après tout j’aime encore mieux vous attendre que croire que vous ne viendrez
pas du tout »[11].
Cette
attente passive et interminable élevée au rang de vertu démontre une nouvelle
fois l’asymétrie fondamentale des valeurs dans les rapports entre les deux
sexes évoquée notamment par Virginie Despentes : « Dans la tradition,
les valeurs viriles sont les valeurs de l’expérimentation, de la prise de
risque, de la rupture avec le foyer[12]. » Dès
son plus jeune âge, le garçon se réalise à travers les jeux, les sports, les
luttes, les défis, les épreuves. Il ose, invente, entreprend, progresse et se
dépasse, tandis que la fille s’exerce dans le rôle de poupée vivante à
l’autonomie plutôt réduite, dans l’attente de son « Pygmalion ». En
observant cette différence, Simone de Beauvoir note que tout concourt à freiner
l’ambition de la jeune fille exposée aux énormes pressions sociales et à la maintenir
à sa place[13]. Il peut lui arriver, par
peur de manquer son destin de femme, d’hésiter à se donner tout entière à une
activité et de n’accorder que le strict nécessaire à ses études et à sa
carrière. On dirait qu’elle aurait besoin d’un mariage pour être délivrée
d’elle-même. De plus, l’éducation traditionnelle valorise clairement
l’ignorance d’une jeune « ingénue » qui contribue à cultiver
« le mystère auguste de l‘Homme »[14]. Le
mâle étant le véritable héros de l’Histoire exalté par les chansons, les mythes
et les légendes, il s’agit d’un cercle vicieux perpétuant la hiérarchie des
sexes.
De
ce point de vue, il est intéressant de se pencher sur le conte Les voiles écarlates (1923) d’Alexandre
Grine, un auteur russe du XXe siècle. Son héroïne vivant dans un monde onirique
est une sorte de croisement entre Pénelope
et Cendrillon. Aigle, homme
bizarre, prédit à Assol, fille d'un marin pauvre, qu'un jour, un beau prince l'emmènera
à bord d'un bateau aux voiles écarlates. Bien que le village entier se moque de
la naïveté de la jeune fille solitaire et rêveuse, Assol ne cesse d'attendre
sur les rochers ce mâle qui lui offrira à la fois accomplissement et évasion.
Un jour à l'aube, un jeune capitaine dénommé Arthur Grey trouve, tout à fait
par hasard, Assol dormant sur les rochers et « se fiance » avec elle
en mettant sa bague à son doigt. Après avoir appris son histoire, il comprend
quel est le sens de sa propre vie et décide d'agir. Ainsi Assol aperçoit enfin
le bateau « Mystère » que Grey a vêtu de voiles écarlates, avec son
prince à bord. Elle n’a donc pas attendu en vain toutes ces années… Cette
« féerie » accessible aux adultes et aux enfants est aujourd’hui
encore bien souvent adaptée aux théâtres du monde entier, car le romantisme de
l’histoire s’y prête. Et pourtant elle aurait cruellement besoin d’une relecture
basée sur la réflexion plutôt que sur l’émotion. D’autant que les illusions
brisées peuvent se tourner en dégoût, en aigreur ou en colère contre ce Prince
dont notre vie dépend et qui tarderait à venir…
[1] Zones, 2012.
[2] L’édition française de The Beauty Myth, sortie en 1991 chez First.
[3] Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, II, p. 568.
[4] Cf. Vincent Soulier, Presse féminine : La puissance frivole ?, L’Archipel,
2008, p. 227.
[5] Roland Barthes, Mythologies,
Points, 2014, p. 54.
[6] Cf. Simone de Beauvoir, op.cit., II, p. 485.
[7] Virginie Despentes, King Kong Théorie, p. 81-82.
[8] Simone de Beauvoir, op.cit., II, p. 439-440.
[9] Simone de Beauvoir, op.cit., II, p. 504.
[10] Cf. Claire Léost, Le
rêve brisé des working girls, Fayard, 2013, p. 72.
[11] Simone de Beauvoir, op.cit., II, p. 564.
[12] Virginie Despentes, op.cit., p. 27.
[13] Simone de Beauvoir, op.cit., II, p. 143.
[14] Simone de Beauvoir, op.cit., II, p. 646.
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