lundi 29 février 2016

« La Bougie du sapeur », une curiosité bissextile


 

Il "est sans reproche", comme l'indique sa devise, et il sort sans faute tous les quatre ans. Depuis samedi, le dernier numéro de La Bougie du sapeur est disponible en kiosque. Ce périodique humoristique français, qui doit ses origines au gag d’une bande de copains, paraît tous les 29 février, soit uniquement les années bissextiles. 10 numéros d'une vingtaine de pages sont déjà parus depuis sa fondation en 1980. Le nom du journal rend hommage au sapeur Camember, un personnage de bande-dessinée, créé par le dessinateur Christophe né un 29 février.

 
C'est Jean d'Indy, membre de l'équipe depuis 1992, qui organise aujourd'hui la publication et la rédaction de ce journal satirique, en recontactant ses sept journalistes bénévoles six mois avant chaque 29 février. Ensemble, ils trient les informations insolites des quatre années écoulées depuis le numéro précédent et décident du contenu de la prochaine édition. Du point de vue économique, c’est la rareté qui fait le succès de son périodique diffusé à 200 000 exemplaires. Pour rajeunir son lectorat vieillissant, le périodique s’est doté d’une page Facebook, mais pas d’un site internet.

Le journal n’a pas de ligne politique et la publicité y est proscrite. Ses catégories correspondent à peu près à celles d'un journal comme Le Figaro: on trouve les pages «Vie politique», «Notre Vie», «Vie économique», «Vie internationale», «Sciences et culture», «Société», «Spectacles», «Hippisme», «Loisirs» et la catégorie «Dernière minute». Le numéro de 2016 propose 24 pages d’articles loufoques, avec pêle-mêle un dossier satirique sur la COP21, une interview de l’humoriste Alex Lutz ou bien une critique de la monnaie virtuelle Bitcoin.

Depuis 2008, le journal reverse ses bénéfices à une maison d'accueil dédiée aux enfants autistes, la Maison des Oiseaux, dans l'Indre, fondée par l'association A tire d'aile.

Les dérives de l’excessivisme, ou le secret du peintre Boronali


L’exposition Carambolages ouverte au Grand Palais à partir du 2 mars, présentera 185 œuvres d’art, issues d’époques, de styles et de pays différents et réunies dans le cadre d’un parcours conçu comme un jeu de dominos. Parmi elles, les visiteurs pourront admirer la célèbre toile Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique ayant provoqué un scandale en 1910, lorsque le secret de sa création fut révélé au grand public.
 
 

Peinte sur sa moitié haute de couleurs vives orange, jaune et rouge, sur sa moitié basse d'un bleu évoquant la mer, cette huile sur toile fut présentée à Paris au Salon des Indépendants, le refuge des artistes novateurs affranchis de l’autorité des jurys académiques. Le tableau était bordé d'un cadre doré et signé en bas à droite des lettres orange « J R BORONALI ». Le catalogue de l’exposition précisait qu’il s’agissait d’un jeune peintre italien, Joachim-Raphaël Boronali, né à Gênes, théoricien d’un nouveau mouvement artistique baptisé « excessivisme ».

Dès l’ouverture du Salon, Boronali faisait connaître aux journaux son Manifeste de l’excessivisme où il justifiait ainsi son nouveau mouvement pictural : « Holà ! grands peintres excessifs, mes frères, holà, pinceaux sublimes et rénovateurs, brisons les ancestrales palettes et posons les grands principes de la peinture de demain. Sa formule est l’Excessivisme. L’excès en tout est un défaut, a dit un âne. Tout au contraire, nous proclamons que l’excès en tout est une force, la seule force… Ravageons les musées absurdes. Piétinons les routines infâmes. (…) Vive l’Excès ! Tout notre sang à flots pour recolorer les aurores malades. Réchauffons l’art dans l’étreinte de nos bras fumants ! »

Quelques jours plus tard, le jeune écrivain Roland Dorgelès révéla aux journalistes, constat d’huissier et photographies à l’appui, que le tableau Et le soleil s'endormit sur l'Adriatique était un canular et que son auteur était en réalité un âne. Il s’agirait de Lolo, l’âne du père Frédé, le patron du Lapin Agile, le célèbre cabaret de la butte Montmartre. Boronali serait est en fait l’anagramme d’Aliboron, l’âne des Fables de Jean de la Fontaine. En présence d’un huissier de justice, Dorgelès et ses complices avaient attaché à la queue de Lolo un pinceau chargé de peinture. Chaque fois que le père Frédé donnait à son âne une carotte ou une feuille de tabac, l’animal remuait la queue en signe de contentement, appliquant ainsi de la peinture sur la toile.

Dans le journal satirique Fantasio, Dorgelès explique qu’il voulait tourner en dérision les peintres impressionnistes (le titre du tableau est une allusion à la célèbre toile de Monet Impression, soleil levant)  et « montrer aux niais, aux incapables et aux vaniteux […] du Salon des indépendants que l'œuvre d'un âne, brossée à grands coups de queue, n'est pas déplacée parmi leurs œuvres. » L’évènement, repris par l’ensemble de la presse nationale, eut un succès retentissant et attira une foule de curieux.

Très vite l’histoire de l’âne qui peint avec sa queue jouit d’une renommée mondiale. En 1912 Michel Larionov et Natalia Gontcharova intitulent leur exposition à L’Ecole des Beaux-arts à Moscou La Queue d’âne.  Plus récemment, en 1962, Nikita Khrouchtchev a évoqué la queue d’âne pour exiger l’interdiction de l’art de l’avant-garde à l’Union Soviétique.

 
L’âne Lolo n’a pas profité de sa nouvelle gloire. Retombé dans l’anonymat, il a été retrouvé mort noyé dans un étang. Quant à Roland Dorgelès, il est décédé en 1973 à l’âge de 87 ans, en tant que président de l’Académie Goncourt et créateur du prix littéraire portant son nom. Et si l’attaque antimoderniste avait clairement raté son cible, leur œuvre commune, devenue une référence artistique incontournable, continue aujourd’hui d’amuser les regards et d’échauffer les esprits.

dimanche 21 février 2016

Daniel Joss scrute les rouages de l’entreprise


 
Comment devient-on expert en entreprise(s) ? Daniel Joss a changé d’employeur 18 fois et a gagné 17 procès aux prud’hommes. On aurait aimé connaître en détail le parcours de cet élément perturbateur. On n’en saura rien - peut-être que le moment n’est pas encore venu. Mais en attendant, Daniel Joss a trouvé un autre moyen de partager ses expériences, moins personnel mais tout aussi instructif, caustique et hilarant : c’est le Dictionnaire délirant et cynique de l’entreprise paru aux éditions Studyrama.

 

Examinons d’abord le titre, en commençant par l’entreprise, cette « tyrannie participative » riche de ses antinomies : mère et marâtre, pourvoyeuse et fossoyeuse, elle vous suit à la trace (cf. Flicage) de l’ « embouche » (cf. Entretien d’embouche) jusqu’à l’obtention de la licence du Pôle emploi (cf. Licencié). Certes, un audit aussi inquisiteur de cette entité économique, où le faire-savoir compte plus que le savoir-faire, donne des résultats peu réjouissants. Comme Darwin en son temps, l’auteur étudie les mécanismes de survie des spécimens les plus adaptables. Mais son regard n’est pas vraiment cynique, plutôt désabusé et aiguisé par la détection de l’absurde sous toutes ses formes, y compris la langue de bois. Ainsi, intérêt général  est selon lui une « expression utilisée pour expliquer qu’une activité est déficitaire ou intéresse peu de monde mais qu’elle est indispensable ». Dans la même optique,  fausse bonne idée est une expression polie pour éviter de dire « idée de merde ».

 

Plutôt que décrypter les codes de l’entreprise, Daniel Joss les craque avec la brutalité d’un hacker. Tout le monde en prend pour son grade : les patrons et les salariés, les actionnaires et les syndicats, les consultants et les commerciaux, les blagueurs et les grognons. Loin de tout parti pris politique, l’auteur ne cache pas sa méfiance envers ceux qui ne font qu’embrouiller la situation par les projets de réformes inefficaces et contradictoires. Car telle est sa définition du politique : « Personne qui fourmille d’idées concernant la relance de la croissance économique et la manière dont les entreprises devraient gérer leurs affaires, mais qui n’a jamais travaillé en-dehors de l’administration ».

 

Quant au côté délirant de ce dictionnaire, il se manifeste surtout dans les prouesses langagières qui ne sont pas sans rappeler les expériences surréalistes. Daniel Joss n’hésite pas à disséquer, à décomposer, à mettre en collision les termes usés pour se les réapproprier de façon ludique en faisant ressortir les analogies et les parentés insoupçonnées.  Le dictionnaire est truffé de néologismes, de jeux de mots, de fausses étymologies dont certaines très poétiques : ainsi, les amateurs des métaphores ne manqueront pas de remarquer la présence du rève dans la grève et du truc dans la structure.

 

Depuis 2012, le livre n’a rien perdu de son actualité. En effet, à part le nom du Président et le nombre des chômeurs, rien n’a vraiment changé, et le contexte de la crise économique transformant l’ascenseur social en toboggan social est tout aussi présent.

 

Aujourd’hui encore ce dictionnaire reste un bon moyen de secouer un peu les collègues résignés et plongés dans la routine abrutissante. Ce n’est pas par hasard qu’il contient une page vierge où le lecteur est appelé à noter ses propres définitions délirantes et cyniques. Une occasion de surmonter, ne serait-ce qu’un instant, la crainte éternelle du cadre, à savoir celle « d’en sortir » (cf. Cadre).