mardi 27 octobre 2015

"Le roseau révolté" de Nina Berberova


 

 

Les destins féminins

 

Nina Berberova, (1901-1993), l’une des grandes auteures de l’émigration russe, nous a laissé une œuvre remarquable qui contient des romans, de la poésie, deux pièces de théâtre, des essais et bien sûr son livre de souvenirs intitulé « C’est moi qui souligne ». En étudiant son œuvre de fiction, des critiques et des chercheurs ont souvent souligné l’évolution de sa façon d’écrire. Ainsi, à partir des années 1930, sa prose est de plus en plus inspirée de son vécu ; l’univers masculin de ses œuvres de jeunesse (Les Chroniques de Billancourt, Les Derniers et les Premiers) laisse place à un monde dont la femme est l’actrice principale. Tout laisse donc supposer que, d’une certaine manière, sa prose de fiction prépare et anticipe l’écriture de son autobiographie.

 

Lorsqu’elle crée dans son œuvre l’image de la nouvelle femme, Berberova tient avant tout à se distancier de la génération précédente pour laquelle « le plus important était de paraître[i] ». En observant les dames du monde, précieuses et maniérées, déclamant des vers d’une voix larmoyante, elle se sent une jeune fille différente, « si étrangère à leurs rêveries, leurs chuchotements et leurs espoirs[ii] ». Voilà pourquoi elle a l’impression d’être incomprise par sa propre mère, une représentante typique de cette espèce mondaine qui se montre indifférente à tout ce qui anime Nina à cette époque. « Grandir, puis vieillir sans être aucunement préparée à comprendre les problèmes politiques, sociaux, scientifiques et esthétiques de son temps semblait à ma génération une triste anomalie[iii] » .

 

Un certain rejet de la beauté féminine est aussi caractéristique pour Berberova : la plupart de ses héroïnes sont affublées d’un physique moyen, sinon disgracieux[iv]. Cependant, comme le soutient Evelyne Enderlein, cet effacement de l’extérieur se montre « inversement proportionnel à une hypertrophie de la vie intérieure[v] ».

 

L’histoire d’une révolte

 

Le roman Roseau révolté (1958) tient une place à part dans l’œuvre de Nina Berberova. Ce texte extrêmement révélateur qui, selon son éditeur Hubert Nyssen, devrait faire le bonheur de tout cinéaste intelligent[vi], peut être lu comme un véritable credo.

 

Les premières lignes qui nous revoient  aux événements du 2 septembre 1939 résument ce jeu éternel des enchantements et des désenchantements qui fait la force de la prose berberovienne : « Il arrive dans la vie de chacun que, soudain, la porte claquée au nez s’entrouvre, la grille qu’on venait d’abaisser se relève, le non définitif n’est plus qu’un peut-être, le monde se transfigure, un sang neuf coule dans nos veines. C’est l’espoir. Nous avons obtenu un sursis. Le verdict d’un juge, d’un médecin, d’un consul est ajourné. Une voix nous annonce que tout n’est pas perdu. Tremblants, des larmes de gratitude aux yeux, nous passons dans la pièce suivante où l’on nous prie de patienter, avant de nous jeter dans l’abîme ».

 

L’héroïne est une femme très amoureuse qui s’accroche désespérément à l’homme qu’elle aime, tout d’abord au sens propre du terme. Il lui semble impossible de laisser repartir Einar dans sa Suède natale. Cet amour maintenu intact malgré toutes les épreuves de la guerre lui permettra de survivre et de retrouver Einar après sept ans de séparation.

 

Cependant contre toute attente, ce n’est pas l’amour mais la libération d’une dépendance amoureuse qui est le thème véritable du Roseau révolté. C’est la révolte d’une femme abandonnée qui n’est pas prête à payer n’importe quel prix pour reconquérir l’être aimé. Elle préfère renoncer à Einar plutôt que de laisser quelqu’un d’autre qu’elle-même diriger son existence.

 

Retour en no man’s land


 

Berberova explique le choix de son héroïne par le besoin de préserver son espace de liberté et de mystère, de silence et de solitude, cet espace inhérent à la condition humaine qu’elle appelle no man’s land. « Il y a l’existence apparente, et puis l’autre, inconnue de tous, qui nous appartient sans réserve. Cela ne veut pas dire que l’une est morale et l’autre pas, ou l’une permise, l’autre interdite. Simplement chaque homme, de temps à autre, échappe à tout contrôle, vit dans la liberté et le mystère, seul ou avec quelqu’un, une heure par jour, ou un soir par semaine, ou un jour par mois. »

 

La notion de no man’s land est associée dans l’esprit de Berberova à l’image de roseau pensant. Selon Pascal, l'être humain est un être vivant dont toute la dignité consiste en la pensée. Cette image a connu une évolution dans l’œuvre du Fédor Tioutchev, un poète russe du dix-neuvième siècle : dans son poème Il y a une mélodie dans les vagues de la mer, le roseau pensant « murmure sa révolte ». Si pour Tioutchev l’harmonie de la grande chorale de la nature est perturbée par la dissonance de « la musique de l’âme » due à sa « liberté éphémère », pour Berberova, la capacité de se révolter est une qualité essentielle de l’être humain. C’est cette indépendance qui détermine le choix final de l’héroïne du Roseau révolté de préserver sa dignité pour ne pas se mutiler en sacrifiant sa transcendance. Murie et aguerrie, forte de son vécu, elle ne veut plus être un jouet du destin ou des personnes en échange d’un sursis, d’une promesse, d’une lueur d’espoir. Elle ne se laisse pas manipuler par la femme d’Einar et trouve le courage d’expliquer sa décision de partir : « Maintenant, quand une porte s’ouvre ou qu’une fenêtre se relève, les larmes de gratitude ne m’étouffent plus, non ! Je ne profite pas de toutes les occasions, je ne m’incline pas devant toutes les permissions. Après ce que j’ai vu, je n’ai pas envie d’être, en quoi que ce soit, l’animal que l’on met au pas, que l’on dresse, que l’on envoie quelque part, que l’on gave ou que l’on fait mourir de faim, que l’on punit ou que l’on congratule pour avoir bien obéi à la baguette ».

 

Ainsi, contrairement à d’autres héroïnes de Berberova, la protagoniste du  Roseau révolté  ne cherche pas à détruire ou à se détruire, mais, au contraire, fait preuve de respect pour les autres : selon Hubert Nyssen, il s’agit d’une révolte « dans la lucidité, l’intelligence, la douceur, la sensualité, la fierté[vii] ».

 



[i]               « C’est moi qui souligne ». Thesaurus Nina Berberova (essais), Actes Sud, 1998, p. 74.
[ii]              Ibid., p. 100.
[iii]              «  Histoire de la baronne Boudberg », In : Thesaurus Nina Berberova,  p. 1445.
[iv]              Gayaneh Armaganian-Le Vu, Le thème de l’émigration dans l’œuvre en prose de Nina Berberova, mémoire et création, thèse pour le doctorat en langue et littérature slave, sous la direction de Michel Aucouturier, université de Paris IV, Sorbonne, 1999, p. 229.
[v]              Evelyne Enderlein, « Nina Berberova, “Des vainqueurs et des vaincus” (quelques réflexions sur les héroïnes berbéroviennes) », In : Modernités russes 4 : La femme dans la modernité, Centre d’Etudes Slaves André Lirondelle, Université Jean-Moulin, Lyon, 2002, p. 333.
[vi]              Hubert Nyssen, L’Éditeur et son double, I, Actes Sud, 1988, p. 257.
[vii]             Ibid.

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