vendredi 25 septembre 2015

Lolita a 60 ans !



 
La Société Française Vladimir Nabokov "Les Chercheurs Enchantés" commémore cette année les soixante ans de la publication de Lolita, qui parut en septembre 1955 à Paris chez Olympia Press, maison d'édition de Maurice Girodias. L’événement a débuté hier soir à la Bibliothèque Américaine Paris par le vernissage de l’exposition consacrée à la publication du plus célèbre roman de Nabokov, suivi d’une conférence en langue anglaise donnée par Maurice Couturier. Il se poursuit aujourd’hui avec une journée d’études qui rassemble des spécialistes de Nabokov et des écrivains contemporains. Organisée à l'Université Paris-Ouest Nanterre, elle sera suivie d'une représentation théâtrale de la Compagnie Teatro di Ateneo (Salento, Italie), qui dans sa création intitulée H.H. La confession d'un veuf de race blanche, propose une mise en scène du procès de Humbert Humbert. Cette pièce originale sera jouée en italien et surtitrée en français, au Théâtre Bernard-Marie Koltès (campus de l'Université Paris-Ouest Nanterre).

 


 

 


Dans sa conférence intitulée Nabokov and Paris: A Love-Hate Relationship Maurice Couturier, le traducteur français de Nabokov et l’un des plus grands connaisseurs de son œuvre s’est intéressé à la relation « Je t’aime moi non plus » liant l’auteur de Lolita à la ville de Paris. Dans les années 1930, l’écrivain peine à trouver sa place dans la capitale française entre ses confrères émigrés russes et le monde des lettres françaises qu’il essaie de conquérir. Fasciné par les couchers de soleil vus à travers l’Arc de Triomphe, mais incapable de travailler, absorbé par sa romance avec la poétesse Irina Guadanini et démarchant en vain les éditeurs de la rive gauche, ce Nabokov est bien différent de l’auteur à succès célébré par Gallimard en 1959, mais aussi du personnage excentrique et haut en couleur reçu par Bernard Pivot dans ses Apostrophes en 1975.

 

 
Même si Nabokov avait déjà publié plusieurs romans en langue russe et anglaise avant Lolita, c’est ce dernier livre qui a changé son destin littéraire. Refusé par six éditeurs américains qui craignaient des poursuites judiciaires ou morales, l’histoire de Humbert Humbert est publiée par Olympia Press, à Paris, en 1955. Malgré un catalogue prestigieux (Jean Genet, Samuel Beckett, etc.), la maison d'édition fondée par Maurice Girodias est spécialisée dans l'édition d'œuvres sulfureuses. Ce n’est que trois ans plus tard que le livre sort aux États-Unis, chez Putnam. Il connaît un grand succès, restant pendant 180 jours en tête des meilleures ventes du pays. Lolita est même le second roman, après le best-seller Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell (1936), à atteindre le seuil des 100 000 exemplaires vendus en trois semaines. Depuis, Lolita s'est vendu à plus de 15 millions d'exemplaires dans le monde

 

 


 
 
 

Le rôle joué par la censure dans l’affaire Lolita a fait l’objet de la présentation de Julie Loison-Charles de Université Lille 3. Censurée pour des raisons politiques dans son pays natal, l’œuvre de Nabokov l’était aussi à l’Occident, mais plutôt pour des raisons morales. Au début, Nabokov souhaitait même publier son roman sous un pseudonyme craignant pour sa réputation d’enseignant dans une université américaine. Heureusement, il a été soutenu par des confrères de renom comme Graham Greene qui s’est déclaré prêt à aller en prison pour faire publier son livre. La chercheuse a rappelé que Lolita avait été interdit dans plusieurs pays du monde, souvent sous prétexte de protection de la jeunesse (même si le livre n'a jamais été destiné au jeune public), et ce “lolitige”  connaît de nouveaux rebondissements 60 ans plus tard. Devenue un classique de la littérature du XXe siècle, le roman reste néanmoins très controversé dans la Russie d’aujourd’hui où l’Eglise orthodoxe demande son interdiction pour la propagation de la pédophilie.


 

Agnès Edel-Roy, présidente des « Chercheurs enchantés », a relaté l’histoire de la publication française de Lolita (1956-1959) d’après les documents conservés dans les archives des Editions Gallimard. La correspondance de Nabokov avec son éditeur et son premier traducteur Eric Kahane, le frère de Maurice Girodias,  fournit des informations précieuses sur les coulisses de cette édition ainsi que sur la fameuse intransigeance de Nabokov en matière de traduction. De son côté, Nicolas Guerrero, avocat au barreau de Paris, a exploré l’aspect judiciaire de l’univers du roman. Son auteur fait du lecteur une dernière instance, le juge et le juré. Le roman pose des questions sur la responsabilité légale et morale de son héros, mais aussi sur une éventuelle complicité du lecteur.  
 
D’autres interventions ont été consacrées à l’héritage de la nymphette nabokovienne dans la littérature contemporaine et aux aspects multitextuels qui ne se limitent pas aux textes littéraires. Très variées et issues des univers différents, ces études ont un point commun. Elles s’accordent à présenter le chef-d’œuvre de Nabokov comme une réflexion sur la culture au sens très large du terme. Mais aussi comme le triomphe du talent opérant, à la limite de la magie, une transfiguration poétique de la matière brute qui, au départ, ne s’y prête pas forcément. Un sujet graveleux et trash comme porte d’entrée à la “découverte du mythe” (N. Berberova), tel est le vertigineux pari de l’auteur de ce roman  étonnant qui n’a pas encore livré tous ses secrets.

 

samedi 19 septembre 2015

Manifeste, mode d’emploi (3) : Marinetti le boulimique


 

Le 20 février 1909 fait date dans l’histoire des avant-gardes artistiques. Ce jour-là la une du Figaro annonce l’avènement du futurisme italien par le biais d’un manifeste signé Filippo Tommaso Marinetti, jeune poète d’origine italien né en Egypte. D’après Antje Kramer,[1] rares sont des publications qui ont provoqué autant de retentissements, de bouleversements et de filiations. Ce succès international ayant profondément marqué l’histoire culturelle est sans doute dû à la modernité du format choisi par le fondateur du mouvement. « Contrairement aux déclarations du XIXe siècle qui avaient déjà fait appel, pour certaines, au genre littéraire du manifeste, le texte historique de 1909 ne s’attarde pas sur la définition d’une théorie, il dicte des volontés, il appelle à l’action, afin de lier l’art à la vie ».[2]
 
 
D’autre part, notons que l’auteur du manifeste met en place tout un plan de communication. Il tire son œuvre à des milliers d’exemplaires pour les envoyer aux journalistes, artistes, galeristes européens. C’est ainsi que plusieurs quotidiens italiens publient le manifeste avant le Figaro. Cependant, c’est la parution dans le plus grand quotidien  français de l’époque qui va s’imposer comme l’heure de la naissance mythique du futurisme italien.

 

Enfin, Marinetti fait preuve d’une grande obstination et d’un indéniable talent de leader lorsque, repoussé par une partie de l’élite parisienne, il part en Italie pour y constituer un véritable réseau futuriste, au sens moderne du terme. Il réussit à structurer un nouveau mouvement artistique, investissant tous les aspects de la vie. Ainsi il réunit de nombreux artistes, des peintres et des sculpteurs, comme Boccioni, mais aussi des architectes (Sant'Elia), des musiciens (Russolo et son concept de bruit), des cuisiniers, avec leurs recettes délirantes de poulet Fiat ou de jus de pétrole.  D’après Jean Clair, Marinetti a même  le mérite d'avoir préparé la voie à la cuisine moléculaire…

 

Ainsi, contemporain du cubisme (1907) limité au seul domaine des arts plastiques, le futurisme se dote rapidement d’un rayon d’action plus étendu. Cent ans après la publication de son manifeste, Maurizio Serra créait dans le Figaro ce portrait de son auteur: « Sa boulimie enfantine d'accrocher une étiquette futuriste à tout secteur de la vie quotidienne, du sport à l'ameublement, de la mode à la gastronomie, prête à sourire, mais n'annonce-t-elle pas la grande confusion (ou fusion) de valeurs de la modernité ? Et son dédain pour l'œuvre d'art religieusement conçue et irremplaçable ne sera-t-il pas repris par Andy Warhol ou Stockhausen ? »

 

Procédant souvent de manière provocatrice, les futuristes sont à l'origine du mouvement de la performance, avec maintes manifestations tapageuses. Il s'agit des tentatives d'appliquer leurs manifestes,  en associant peinture, théâtre et provocations. Ils prolongent leur œuvre en devenant objets d'art eux-mêmes par la gestuelle et en développant un théâtre d'artistes-acteurs.
 
 
Le mouvement publie plus de 400 manifestes ou tracts dans tous les domaines et se répand vite en Russie et en Pologne. Les futuristes s’engagent également en politique. Remarqué par Trotski, qui ne tarit pas d'éloges sur son sens de l'organisation des masses, Marinetti sera aussi, dans son propre pays, entrainé par le Fascio et admiré par Gramsci. Cette relation parfois complexe et trouble du futurisme italien à la politique fera d’ailleurs l’objet d’une journée d’études prévue à Lyon le 29 janvier prochain.

 

Quant au succès du manifeste de 1909, il réside notamment dans « un activisme effréné, à vocation messianique »,[3] revendiquant  le courage, l’audace et la révolte et visant la rupture et le renouvellement total de l’art. L’auteur prend pour cible la littérature de la fin de siècle dominé par D’Annunzio et prêche un renouveau total de l'homme, de la morale, de la nature contre tout « passéisme », toute tiédeur décadente : « La littérature ayant jusqu'ici magnifié l'immobilité pensive, l'extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l'insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing ». Habitué des milieux littéraires parisiens, Marinetti avait intégré le vitalisme bergsonien, le dyonysisme nietzschéen et le déterminisme darwinien, les trois concepts qui l’attiraient particulièrement par leur dynamisme. Le dynamisme et l’électrisme étaient s’ailleurs les premières appellations du futurisme.

 

Les onze thèses du manifeste marinettien contiennent quelques mots-clés importants dont le premier est la vitesse : « Nous déclarons que la splendeur du monde s'est enrichie d'une beauté nouvelle la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l'haleine explosive… ».

 

Plus problématique est la glorification de la violence et de la guerre, « seule hygiène du monde ». D’où les déclarations comme : « Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme, le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires ». Ou encore : « La poésie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer de se coucher devant l'homme ».

 

Enfin, toutes ces attaques sont entreprises au nom de la modernité, et le choix du sol italien n’est pas anodin. « C'est en Italie que nous lançons ce manifeste de violence culbutante et incendiaire, par lequel nous fondons aujourd'hui le Futurisme, parce que nous voulons délivrer l'Italie de sa gangrène de professeurs, d'archéologues, de cicérones et d'antiquaires. L'Italie a été trop longtemps le grand marché des brocanteurs. Nous voulons la débarrasser des musées innombrables qui la couvrent d'innombrables cimetières ».

 

La teneur choc de ces propos est notamment due au fait que le manifeste s’inscrit dans la lignée de nombreux mouvements artistiques cherchant à « épater le bourgeois ». Ce qui explique la pratique systématique d'un discours excessif et rituellement violent. Cet élément « délirant » (W. Krysinski  ) apparaît de multiples façons :

 

- Une intention polémique cristallisant une polarisation entre alliés et ennemis et des formules chocs (« Une automobile rugissante, qui a l'air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace ».) Une telle confrontation directe s’avère nettement plus virulente qu’une idée similaire exprimée de façon plus modérée dans le manifeste de Jiro Yoshihara (1956) : « Il nous est par exemple difficile aujourd’hui de considérer autrement que comme des pièces archéologiques les grandes œuvres de la Renaissance ».[4]

 

- Une posture mégalomaniaque exprimée via un langage métaphorique (« Debout sur la cime du monde, nous lançons encore une fois le défi aux étoiles! »)

 

- Des signaux d’intégrité et d’authenticité montrant que l’auteur est prêt à se sacrifier pour la cause qu’il défend : ainsi, en évoquant « le courage, l’audace et la révolte », il maintient, dans une formule tout à fait nietzschéenne, que le poète doit se dépenser « avec chaleur, éclat et prodigalité ».

 

- Le pathos comme moyen de persuasion associé aux nombreux points d’exclamations.

 

Il est intéressant, de ce point de vue, de lire l’extrait suivant d’une lettre de Marinetti demandant au poète belge Henry Maassen de «refaire» son Appel aux futuristes belges :

 

« [...] Je viens de lire votre violent manifeste dont j'ai admiré la belle envolée, mais qui a le tort d'avoir un ton trop général et partant sans force directe. Ce qui est essentiel dans un manifeste c'est l'accusation précise, l'insulte bien définie [...] Il faudrait à mon avis, avec un laconisme foudroyant et une crudité absolue de termes, attaquer sans emphase (ce qui n'exclut pas les métaphores, au contraire!) ce qui étouffe, écrase et pourrit le mouvement littéraire et artistique en Belgique ; dénoncer les académies pédantes, les camorras des expositions, la ladrerie des éditeurs, la tyrannie des professeurs, des érudits et des critiques illustres mais sots ».[5]

 

De toute évidence, il s’agit des recettes que le fondateur du futurisme avait brillamment appliquées à son propre texte, devenu cent ans plus tard et malgré toutes les controverses un grand classique du genre.


 
Pour participer au concours de manifeste:


 

 




[1] Les grands manifestes de l'art des XIXe et XXe siècles, préface d'Antje Kramer, Éditions Beaux-Arts Magazine, 2011. 
[2] Antje Kramer, p. 47.
[3] Ibid.
[4] Antje Kramer, p. 172-177.
[5] Giovanni Lista, Marinetti et le futurisme, Éd. L'Âge d'homme, Lausanne, 1977.
 

samedi 12 septembre 2015

Manifeste, mode d'emploi (2): Une ambition planétaire


 
 
 
Un écrit profane peut-il faire changer la face du monde ? La réponse est oui, si on pense au destin, certes exceptionnel, du Manifeste du Parti communiste. Ouvrage majeur de l’économie et de la sociologie moderne traduit en toutes les langues, lu et relu, étudié, commenté et même enregistré il y a deux ans en Mémoire du monde de l'UNESCO, il n’a pas encore livré tous les secrets de son efficacité.

 

Il s’agit d’un essai politico-philosophique commandé par la Ligue des communistes (ancienne Ligue des justes), et rédigé par Karl Marx. Écrit fin 1847 et début 1848 avec la participation de son ami Friedrich Engels et publié en février 1848, il a été diffusé à l'origine sous le titre Manifeste du Parti communiste, et il a ensuite été republié sous le titre Manifeste communiste.

 

La première raison de son succès est liée à la propagation au bon moment des idées qui ont alors toutes les chances d’être entendues. Publié en février 1848, dans un contexte très spéciale que Lénine appellera plus tard « une situation révolutionnaire », il proclame l'idée d'une révolution communiste imminente et nécessaire.

 

Le Manifeste du Parti communiste peut être vu comme un résumé, sous commande, de la pensée « marxiste » qui en se qualifiant de communiste cherche à se différencier du socialisme de l'époque.  La Ligue rompt avec la tradition des sociétés secrètes ouvrières et décide d'inscrire son action dans le cadre des luttes de masse et du chartisme. En écho à cette évolution, le texte de Marx abandonne le genre des professions de foi politiques : il se présente comme une analyse théorique en même temps que comme un programme politique.

 

L’autre raison de l’énorme succès de cet ouvrage réside dans son accessibilité, basée sur les principes de synthèse et de vulgarisation. Autant Le Capital est difficile d'accès, autant Le Manifeste, texte d'application politique, se lit aisément. Il use et abuse d’un modèle socio-économique réductionniste et manichéen marqué par la lutte des classes. Cette dernière résulte de l’antagonisme entre le prolétariat (dominé) et la bourgeoisie (dominante). La dimension utopique y joue également un rôle très important culminant dans une vision qui a tout d’un idéal  inatteignable : après la victoire du prolétariat doit s’ensuivre la dictature du prolétariat, l’égalisation des niveaux de vie, la disparition des classes sociales et enfin la fin de l’Etat et la paix perpétuelle d’une société sans classes.

 

L’internationalisme ouvrier défendu par Marx et Engels a communiqué à leur doctrine un caractère universaliste qui a également contribué au dépassement des structures nationales et à une rapide propagation de ce texte au-delà des frontières.

 

Enfin, le Manifeste communiste fait preuve d’un sens de la formule hors du commun, comme dans cette affirmation devenue célèbre : « Les prolétaires n'ont rien à perdre à part leurs chaînes. Ils ont le monde à gagner ». Certes, elle serait moins virulente sans cet appel à l’action qui vient en conclusion : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ».

 
 
Mais en plus d’être un programme politique d’envergure, le manifeste de Marx et Engels est aussi un texte littéraire d’une grande densité due à l’usage de figures de styles, ainsi qu’à de nombreuses références intertexuelles. Ainsi, Marc Angenot et Darko Suvin ont analysé des séquences de métaphores filées  regroupés en trois champs imaginaux : métaphores du combat (de la stratégie, de la guerre), métaphores empruntées à la littérature fantastique, métaphores du vêtement et du dévêtement.

 

Par exemple, le texte s'ouvre en développant de façon insistante l'imagerie du conte d'horreur et du roman noir : «Un spectre hante l'Europe... . » Une autre image clé est celle des «Totengräber», du prolétariat comme fossoyeur collectif, inévitablement engendré par la bourgeoisie pour l'enterrer — image de la pratique quotidienne, certes, mais aussi image littéraire, depuis la Danse de Mort médiévale et Hamlet, jusqu'au romantisme sentimental et gothique des cimetières. (p. 50-51).

 

Ces métaphores  consistent toutes en des remotivations / réinterprétations d'images usées, devenues des clichés, et sont un signal de référence, généralement ironique, à l'intertextualité : ceci dans un éventail qui va de l'allusion directe à une source de «haute littérature» (Heine, Carlyle...) à un collage subversif de clichés politico-littéraires. (p. 48). Car pour Marx, la «littérature» n'est pas un domaine à part du discours social, qu'il faut fétichiser ou tenir en respect. Au contraire, il est convaincu qu'à travers elle passent des vecteurs idéologiques révélateurs de sa conscience profonde de la pratique sociale. (p. 49).

 

D’autre part, les auteurs de l’article constatent que la haute densité expressive du préambule est liée à un procédé caractéristique de la forme lyrique plutôt que du discours narratif et démonstratif : l'emploi marqué de l'allitération et de l'assonance (p. 56).

 

L’étude de Marc Angenot et Darko Suvin confirme une nouvelle fois l’importance majeure de la fonction poétique dans le texte d’un manifeste. Car c’est elle qui lui confère cette force et cette conviction fédératrice sans laquelle il se transformerait très vite en une curiosité historique.



 Pour participer au concours de manifeste:



jeudi 10 septembre 2015

Manifeste, mode d’emploi (1) : Les cris écrits


Manifeste Dada



 
Les mots justes trouvés au bon moment sont de l'action (Hannah Arendt).



 

Un programme ambitieux


Le manifeste est un texte à teneur programmatique écrit le plus souvent à la première personne par lequel un auteur expose ses intentions, ses aspirations ou ses revendications. Il contient un certain nombre de postulats politiques ou esthétiques présentés dans le but de rallier les sympathisants, en créant un réseau plus ou moins ouvert. Le manifeste cherche d'abord à étonner, à scandaliser, à provoquer une crise de conscience en faisant l'effet d'une bombe. Héritage du romantisme allemand (Laurent Margantin date le premier manifeste moderne des années 1796-1797), il garde un lien étymologique avec l’apparition, ou la révélation, à l’opposé de ce qui est caché, mais aussi un rapport avec l’agitation et les manifestations publiques. Le manifeste est toujours un appel à l’action qui est sa principale raison d’être ; c’est un condensé d’énergie et une déclaration de guerre à l'ordre établi bien plus qu’un texte explicatif. Ses auteurs qui se considèrent bien souvent comme des prophètes expriment directement et sincèrement leur impulsion créatrice, visant à refaire ou à réenchanter le monde. Cette dimension utopique, ainsi qu’une implication existentielle de ses auteurs, constituent les principales forces du manifeste.
 

Les grands manifestes

 

Genre noble, le manifeste est une transcription de ce que Simone de Beauvoir appelle les plus hautes attitudes humaines: héroïsme, révolte, invention, création... Son côté séditieux mettant en avant les tendances antisystème est une arme précieuse dans la lutte pour la liberté d'expression: ce n'est pas par hasard que le manifeste à toujours été banni sous les régimes totalitaires et dictatoriaux.
 
L’art et la politique s’unissent parfois sous le même drapeau, comme dans le Manifeste mexicain, co-rédigés par André Breton et Léon Trotski. Etroitement liée à l’histoire des avant-gardes, « la pratique manifestaire oscille entre écriture poétique et parole révolutionnaire et jalonne l’émergence de presque tous les ismes… » (Antje Kramer),[1] aussi différents soient-ils. Factuels ou poétiques, spontanés ou élaborés, affirmatifs ou contestataires, théoriques ou expérimentaux, sérieux ou burlesques, ces manifestes ont quelque chose en commun : ils recrutent des alliés sous le signe de la rupture et au nom de la dynamique, la vitalité, la modernité, la jeunesse, le futur ou le présent. Certains auteurs vont jusqu’à adopter une nouvelle chronologie mythique : ainsi Oswald de Andrade situe la publication de son Manifeste anthropophage (1928) à Piratininga, nom indigène de Sao Paolo, et le date de l’an 374 « depuis la dévoration par les Indiens de l’archevêque portugais Sardinha ». L'appel à l'absurde peut parfois être une passerelle vers le registre comique, même s'il n'est présent qu'en marge du genre. L'un des rares exemples du manifeste humoristique est le Manifeste du Kangourou de l'Allemand Marc-Uwe Kling, largement basé sur une parodie du Manifeste communiste.

 

Un genre complexe


Résumé théorique des pratiques existantes, le manifeste à beaucoup à offrir aux amateurs des études conceptuels. D'autre part, en cas d'ouvrage collectif, il est presque toujours le résultat des recherches de consensus au sein d'un groupe, ce qui lui confère également une certaine valeur sociologique.
 

Souvent écrit sur le vif et lié à l’actualité, le manifeste est un genre « brut » qui n’a cependant rien de primitif. Jeanne Demers met en lumière sa complexité basée sur des contradictions dialectiques. Ce qui est reçu par le lecteur comme une attaque et une provocation n'est bien souvent qu'un appel de détresse. D’autre part, être contre quelque chose, c'est toujours être pour quelque chose d'autre. Enfin, il est important à ses yeux de reconnaître le côté éphémère du manifeste : « S'il est vrai en effet que tuer le père, rompre avec le passé et réorienter l'histoire, constituent les principales caractéristiques du manifeste, n'est-il pas normal de prévoir que les auteurs des manifestes d'aujourd'hui seront contestés demain ? »

 

En tant que genre littéraire, le manifeste montre quelques affinités avec les genres limitrophes. Ainsi, il n’est pas rare de parler d’un « roman-manifeste » dont l’auteur présente son engagement politique ou citoyen sous forme romanesque. Ainsi, Le dernier jour d’un condamné de Victor Hugo peut être lu comme un manifeste abolitionniste, tandis que  la nouvelle Après le bal de Léon Tolstoï a tout d’un plaidoyer contre les châtiments corporels. Certains manifestes peuvent également contenir des réflexions philosophiques, comme Les manifestes dithyrambiques  de Markus Lüpertz inspirés des idées de Nietzsche.  Les manifestes de Friedensreich Hundertwasser sont eux aussi bien plus que des programmes artistiques, et son éloge de la spirale n'est pas sans rappeler certaines visions de la dialectique hégélienne.

 

Le côté didactique du manifeste le rapproche souvent du genre d’Art poétique établissant un ensemble de règles esthétiques, comme ceux d’Aristote, d’Horace ou de Boileau. Mais ce côté régulier est contrecarré par le côté subversif, visant l’affranchissement des règles dans l’esprit d’innovation. Cette particularité rapproche le manifeste des formes d’'expression contestataire, comme le pamphlet, un texte à la fois court et virulent qui remet en cause l'ordre établi. Usant d'un discours maximaliste et hyperbolisé, l’auteur du manifeste comme le pamphlétaire recherche l'action immédiate. Le caractère subversif du manifeste est quelquefois signalé par un titre provocateur : La gifle au goût public, Manifeste cannibale dada, Manifeste des 343 salauds…

 

D’autre part, par son ton polémique le manifeste se rapproche de la lettre ouverte, un texte qui, bien qu'adressé à une ou plusieurs personnes en particulier, est exhibé publiquement afin d'être lu par un plus large groupe. Cosignée, elle s’apparente à une pétition, même si le but d'une lettre ouverte est moins d'obtenir une réponse de son destinataire, que de propager ses opinions auprès du public. Certaines lettres ouvertes passées à la postérité ont tout d’un manifeste. C’est le cas de J'accuse…!  rédigé par l'écrivain Émile Zola à l'intention du président de la République Félix Faure, et publié dans le journal L'Aurore du 13 janvier 1898, au cours de l’affaire Dreyfus.  Mais c'est également le cas du Déserteur, le poème antimilitariste de Boris Vian adressé au "Monsieur le Président" (1954).
 

J'accuse...! d'Emile Zola
 
 

En réunissant les particularités de tous ces genres, le manifeste se distingue cependant par son degré de complexité. Selon le schéma du langage élaboré par Roman Jakobson, il cumule nécessairement plusieurs fonctions : la fonction référentielle, comme une déclaration, un traité, une profession de foi ; la fonction conative, comme un appel ou une pétition ; la fonction expressive, comme un pamphlet ; la fonction métalinguistique, comme un art poétique, mais aussi la fonction poétique, comme les textes de fiction. Ainsi, la répétition de certains éléments et l’utilisation de figures de style comme anaphore et épiphore rapprochent le manifeste de l’incantation. Parmi les exemples les plus connus,  la répétition du mot dada dans le manifeste de Tristan Tzara,  la répétition de IL Y A… et NOUS DENONCONS… écrits en majuscules  dans le Manifeste jaune de Dali, Montanya et Gasch et la répétition de zéro dans Zéro le nouvel idéalisme d’Otto Piene ou, plus récemment, la répétition de celles qui... au début de King Kong Théorie de Virginie Despentes. Composantes d’un acte à l’origine magique, ces formules identiques sont là pour rythmer la phrase, souligner un mot, une obsession, provoquer un effet musical, communiquer plus d'énergie au discours ou renforcer une affirmation. Syntaxiquement, elles permettent de créer un effet de symétrie.

 

Le graphisme et le show


L’orthographe, la ponctuation et la typographie personnalisée font aussi partie intégrante du genre. Les manifestes devenus des œuvres d’art semblent dialoguer avec les œuvres d’art devenues des manifestes, comme celles présentées cette année lors de l’exposition « Les Clefs d’une passion » à la Fondation Louis Vuitton. L’importance du côté visuel et l’appel à l’action immédiate  rapproche le manifeste du tract et de l’affiche. Voilà pourquoi il s’accorde facilement avec l’esprit et l’esthétique Agitprop étroitement liés aux mouvements d’avant-garde et visant à influencer l'opinion à des fins politiques, commerciales, artistiques, à l'aide d'une rhétorique émotionnelle. Par exemple, les « poèmes-affiches » de Christopher Logue parus dans les années 1960 et visant à rendre la poésie aussi visible et accessible que la musique pop semblent directement inspirés par des manifestes poétiques des futuristes russes.
 
Christopher Logue, Pop song ("David Bowie is..."
 
 
Ces derniers se faisaient souvent remarquer par des actions spectaculaires relevant de la provocation. Associé aux effets gestuels et scéniques, avec parfois des injures lancés au public, le manifeste fait alors partie d’une performance complète comme celles réalisées par Maïakovski ou Picabia.
 
Vladimir Maïakovkski, La marche gauche
 
Un projet beaucoup moins connu mais tout aussi excentrique date de 1959. Jean Tinguely, artiste suisse installé en France, s'apprêtait à lancer son premier et seul manifeste individuel au-dessus de la ville de Düsseldorf. Le lâcher aérien de 150 000 feuilles lors d'un tour en hélicoptère a cependant été interdit pour des raisons de sécurité. A la place du vol, Tinguely opta finalement pour un tour en Triumph décapotable à travers le centre-ville pour lancer ses tracts, en reproduisant une performance de Marinetti de 1912.
 

Le manifeste de demain


 

Aujourd’hui les happenings sont le plus souvent dissociés de l’écrit. De façon général, notre époque pragmatique semble marquée par le déclin du manifeste artistique et la renaissance du manifeste politique défendant des causes très variées : droits de l’homme, féminisme, mariage gay, altermondialisme, développement durable, euthanasie, cause animale, soutien aux réfugiées, etc. L’exemple le plus connu d’un tel texte directement lié à un engagement personnel est sans doute Indignez-vous ! de Stéphane Hessel, à l’origine de plusieurs manifestations dans de nombreux pays du monde.

 


Quel est l’avenir du manifeste ? Aujourd’hui où les grandes décisions sont prises en petits comités sous l’égide des lobbys, il y a quelque chose de désuète et de désarmant dans cette attaque frontale des « maîtres de demain ». En même temps, comme l’explique Alexandre Jardin dans son nouveau manifeste,[2] « à l’heure des réseaux sociaux, seule l’authenticité se communique bien ». Mais lorsqu’on clame des choses haut et fort, il est important d’éviter de nombreux écueils du genre : présomption, grandiloquence, sérieux excessif, hermétisme ou populisme, ainsi qu’éclectisme ou étiquettes réductrices en cas de créations collectives.

 
Dans les prochains articles, nous essayerons de décrypter les raisons du succès de quelques classiques du genre.

 
Pour participer au concours de manifeste:



 




[1] Les grands manifestes de l'art des XIXe et XXe siècles, préface d'Antje Kramer, Éditions Beaux-Arts Magazine, 2011.
[2] Laissez-nous faire ! On a déjà commencé, Robert Laffont, 2015.

mercredi 9 septembre 2015

Le choix d'Anish Kapoor



La décision d'Anish Kapoor de ne pas retirer les inscriptions injurieuses et antisémites de sa sculpture vandalisée dimanche à Versailles va sans doute relancer les vieux débats sur la nature d’une œuvre d’art et ses fonctions. La sculpture va rester en l'état, comme le souhaite son créateur, avec des panneaux explicatifs. Et pourtant l’artiste britannique a été très affecté en découvrant une dizaine d’inscriptions faites à la peinture blanche sur le tube d’acier et les pierres qui l’entourent.

 
Installée dans les jardins du château de Versailles depuis juin, la sculpture monumentale "Dirty Corner" parfois surnommée le "vagin de la reine" avait déjà été vandalisée en juin par des jets de peinture jaune avant d’être nettoyée. L'artiste qui avait des doutes sur le bien-fondé d'un nettoyage, ne souhaite pas cette fois-ci retirer les mots infamants qui font pour lui partie de ce « mémorial de la honte ». Désormais l’œuvre se montrera telle quelle aux visiteurs et aux touristes de Versailles. L’artiste défie les musées du monde de la montrer en l’état, porteuse de la haine qu'elle a attirée. Cette décision acceptée par Catherine Pégard, présidente du Domaine et du château de Versailles, a trouvé le soutien au sein du gouvernement français. « Il ne faut rien cacher », affirme le ministre de l’Intérieur. "C'est le choix de l'artiste. Le choix de montrer que certains ont aujourd'hui un problème avec la liberté de création", souligne le ministère de la Culture. Un choix controversé qui risque d’être interprétée comme la victoire de la barbarie sur ce qui s’oppose à elle et de traumatiser les personnes qui se sentiront visées par ces insultes. Par ailleurs, Fabien Bouglé, conseiller municipal de Versailles, a déposé une plainte à l'encontre de l'artiste et de Catherine Pégard, pour « incitation à la haine raciale, injures publiques et complicité de ces infractions». Mais c’est également un choix qui ne manquera pas d’attirer une attention supplémentaire à l’œuvre de l’artiste. Les inscriptions étant en décalage total avec l’intention initiale de sculpteur, la présence des panneaux explicatifs devient en effet indispensable pour s’y retrouver.

 
Un acte de dégradation (qui est, ne l’oublions pas, un acte criminel) peut-il enrichir une œuvre d’art en la rendant plus complexe, en l’inscrivant à la fois dans l’histoire et dans l’actualité, en la transformant en cible de nouvelles visites pédagogiques ? Est-ce le vrai « défi de l'art », comme l’affirme l’artiste ? Et par où passe la frontière entre une provocation barbare et une provocation créative faisant l’objet de ce blog ? Telles sont les questions qui se posent face à ces images révoltantes.
 

Tout cela n’empêche bien sûr pas de prendre de nouvelles mesures de sécurité pour protéger l’œuvre jusqu’à son démontage prévu pour le 1er novembre.