L’amour se
résume-il de nos jours à une sélection de gadgets aux couleurs de la
Saint-Valentin (la tendance actuelle étant au gris et à ses nuances) ? Cette
vision consensuelle d'un amour plat, tiède, fade et domestiqué au service du
marketing vole en éclats à la lecture du recueil de poèmes d’Anna de Noailles. Publié
en 1924 et inspiré de sa passion inassouvie pour Maurice Chevalier, Poème de l’amour est le sixième
recueil de la poétesse. Journal intime bouleversant, lettre sans concessions
adressée au héros, il justifie, plus qu’aucun autre, le portrait d’Anna de
Noailles dressé par Jean Cocteau : « Peu importe à cette prudente qui
redoutait les contacts corporels de l’amour l’imprudence du dévergondage
lyrique. Dans le domaine de la poésie, la pudeur n’existait plus pour elle ni
l’exhibitionnisme. Elle ne craignait pas de dévêtir son âme, quels qu’en
fussent les défauts »
Ces 175 poèmes
sans titre, numérotés et inséparables, marqués par l’unité du contenu malgré
une certaine variété de forme, constituent un véritable cycle poétique, le Poème de l’amour au singulier. Détail
révélateur, son premier titre est Selon
l’Intermezzo. À la manière d’Heinrich Heine cent ans plus tôt, Anna de
Noailles jette sur le papier comme de petites notes journalières où, au rythme
des saisons et de ses humeurs changeantes, elle dissèque sa passion à la
lumière de l’introspection et en livre une analyse quasi clinique.
Ce
qui frappe dès la première lecture de ce journal poétique qui est en même temps
une lettre adressée au héros, tantôt implorante, tantôt accusatrice, c’est son
intensité lyrique et émotive. Il offre une vision de l’amour porté à un point
d’incandescence maximale, empreint de fatalité, foudroyant et cruel, telle la
passion des tragédies antiques : l’amour comme « incessante
ivresse » (144), « tendre et secrète rage », « triste
fureur » (150). Fière de ses origines grecques, la poétesse s’inspire des
mythes des grandes héroïnes de « l’illustre Hellade » (21)
dépérissant, comme Phèdre ou Echo, du sentiment non partagé (38, 97). Cette « invincible flamme » (102),
cette passion obsessionnelle et destructrice est une affaire de vie et de mort
qui se distingue nettement du plaisir, comme le démontrent les figures shakespeariennes
de Juliette et de Desdémone (10). Mais en sa présence le salut et le
péril deviennent parfois indissociables (161) : en effet, cet ouragan
mortel est aussi « le seul secret qui me fait vivre » (164).
Il s’agit
d’une dépendance physique et psychologique qui a tout d’une mendicité, d’un
« rare et précis esclavage » (173) :
-
Être sans pain, sans vêtement,
Et dans un
tendre abaissement
En recevoir de
toi l’aumône… (120)
Cette folie,
cette « calme, obstinée et fière déraison » (32), oscillant entre
haine et tendresse, distance et possession, s’apparente à une maladie dont
on ne peut que mourir ou guérir : notons que ces deux mots reviennent,
tels les mots clés, tout au long du recueil.
Apportant
un oubli temporaire et rendant à l’objet de la « hantise unique » (4)
sa juste place, le sommeil offre le seul répit, la seule trêve dans ce supplice
accepté avec une résignation quasi masochiste. Fidèle à la tradition classique,
Anna de Noailles emploie volontiers des oxymores. En remerciant pour la douleur
le « consolateur cruel, doux et terrible Amour » (175), elle évoque
son « doux martyre », son « affligeante béatitude » (89) et
sa « cruauté charitable » qui tue par l’espérance, ainsi que le
« méprisable et divin miracle du baiser » (170).
Car
la double nature de l’amour se révèle notamment dans l’opposition platonicienne
entre l’élan vers l’idéal et son côté animal, presque bestial, entre le
spirituel et le sensuel, qui est à l’origine d’une lutte intérieure permanente.
Après tout, n’est-ce pas un subterfuge de « l’instinct dévorateur »
(113) pour « autoriser le désir » (35) ? Ce qui ressemble tant à
une ascension infinie n’est-il pas en réalité une spoliation de l’âme, une
chute dans les affres du charnel et de l’impur ?
Mais
tandis que mes pas s’arrêtent
Auprès
de ton cœur grave et sûr,
Des
dieux offensés me regrettent
A
quelque banquet de l’azur ! (110)
Avec une vigueur particulière,
cette antithèse se manifeste dans le poème 118 :
On
ne sait si l’amour ressemble à la prière,
A
la rêveuse pureté,
Ou
bien sa vigueur secrète et meurtrière
N’a
pour but que la volupté.
-
J’évoque tendrement ta sérieuse enfance,
Son brutal
aguerrissement…
Mais soudain
je m’attache à l’impudique chance
Des femmes
dont tu fus l’amant !
Cependant, le
thème de la jalousie n’est pas développé davantage dans le recueil : les
rivales heureuses semblent dénuées d’existence réelle aux yeux de l’héroïne,
étant incapables de manifester la même intensité des sentiments.
En même temps,
avec beaucoup de lucidité et un psychologisme tout à fait moderne, la poétesse
note le côté humiliant et dégradant de cette « reddition de l’âme »
(150) :
Tant de honte
acceptée humblement, pour qu’un corps
Ne nous prive
pas de sa grâce… (37)
Pire encore, cette
« ardente, servile, oppressante souffrance » (161) condamne un être
disposant librement de sa vie à l’attente patiente d’une femme de marin, d’une
Pénélope dévouée :
A présent, je
ressemble à ces femmes assises
Guettant
les barques sur la mer (70).
Une seule fois
ce monologue haletant, fébrile, porté par un acharnement monomaniaque, est
interrompu par la voix du héros – mais là encore il s’agit d’un discours
imaginaire, des mots non dits (174). Ses paroles énoncées sont quant à elles
reprises dans un discours indirect : en guise de réponse à la confession
lyrique de la femme « morte mille fois d’avoir bu tous les poisons »
dans son silence (71), il dit simplement qu’il la croit (136).
Outre son
mutisme, le héros sage et prudent, insensible et têtu, se distingue par
une étrange passivité. La poétesse note son calme et sa paresse, sa « noble
et simple pudeur » (150), son « être évasif, distrait, triste et
tranquille » (28), enfin son « esprit net, sobre, empêché de tout
élan, de tout aveu » (141). Très peu de détails portent sur l’apparence
physique de ce « corps charmant », « cœur de roche »
(109): plusieurs poèmes évoquent uniquement ses belles mains, sa voix
« vague et directe », son « beau sourire triste et
gai » et surtout ses « yeux de
sombre azur », ces « cailloux durs et bleus », « froids et
vigilants ». Mais après tout, ce contexte plus ou moins réel n’est qu’un
prétexte à ce qui deviendra le Poème de
l’amour, l’héroïne cherchant à fuir le héros pour mieux le retrouver en
elle-même :
Selon ma soif,
selon ma faim,
Et suffisant
pour que je t’aime ! (150)
Car son espoir
majeur et sa principale consolation résident dans la puissance du verbe
permettant d’échapper à la vulnérabilité. Même aux moments les plus sombres et
les plus tragiques de cette épreuve solitaire, Anna « la prodigue,
l’embrasée » (Colette) est consciente du pouvoir donné par son talent. Et
si sa vocation était d’offrir un « cadeau divin » (125) et la
« renommée éternelle » (85) à ce « futur cadavre », cette
« éphémère merveille » (172) ? En tout cas, c’est l’idée du
poème 130 annonçant le triomphe de l’art sur la disparition, l’indifférence et
les faiblesses du « suave ami périssable » (64) :
Reste
indolent, oublieux, imparfait,
Je porte en
moi le soleil qui te change…
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