« Tu m’as menti, la Bête, tu n’es pas un monstre » (Claude Cahun)
Nous avons déjà rencontré un
certain nombre de monstres gentils, parfois même domesticables ou
éducables : les Pokémon, les Monster High, Monstres et Cie, Monstres
Academy… Nous avons suivi les aventures palpitantes d’un vampire végétarien dans
Twilight et celles d’un goujat
drôlissime dans Mon incroyable fiancé.
Mais aucun d’entre eux n’a fait autant de concessions à la normalité que
Christian Grey, 27 ans, milliardaire célibataire et mégalomane. Mieux encore, aucun
auteur, après Victor Hugo et avant E.L. James, n’est allé aussi loin dans la tentative
d’humaniser le monstre, en lui concédant une âme.
Le monstrueux est ce chaos dont
les humains sont sortis et qui subsistera toujours un peu en eux. Selon le
terme Rudolf Otto, il fait partie de l’énorme, c’est-à-dire à la fois maléfique
et imposant, puissant et étrange, surprenant et admirable, donnant le frisson
et fascinant.
Dans les mythes, le monstre est
souvent associé à la figure du Chaos et - dans le christianisme médiéval - du
Mal, prenant des formes très diverses, tantôt brutales et bestiales, tantôt
sauvages et démoniaques. Figure inversée du héros, il symbolise certains
éléments négatifs que le fondateur mythique doit expulser du monde pour
rétablir ou épurer le « cosmos », univers ordonné dans la civilisation
gréco-latine. Etranger habitant un territoire inconnu, il représente cette
force débordante et désordonnée (gigantisme, confusion sexuelle, non respect
des lois de la société) que l’homme grec comme occidental veut contrôler ou
exclure, ostraciser ou encadrer.
Les histoires des monstres
reprennent souvent la figure de la Demoiselle
en détresse qui implique l’interaction de trois personnages : une jeune
fille ingénue en situation précaire, le monstre (sorcier, démon, dragon,
vampire, loup-garou, bad boy) et le
sauveur (Persée, Saint-Georges…) En général, le sauveur est plus gentil que le
monstre (sauf chez Sade et Jules Laforgue). Mais parfois les deux fusionnent en
un seul personnage du prince ensorcelé comme dans la La Belle et la Bête et ses versions modernes. C’est ainsi qu’on
obtient une vision édulcorée d’un monstre gentleman, certes ténébreux mais
tellement civilisé, légèrement pervers mais extrêmement attirant… et surtout,
très enclin à l’apprivoisement.
Cinquante nuances de Grey restitue assez fidèlement le schéma du
roman de Samuel Richardson Pamela, ou la
vertu récompensée (1740), transposé sur le terrain de roman érotique par le
biais d’un fantasme féminin. Trop classe, le monstre d’aujourd’hui a un faible
pour les cravates grises et les moyens de locomotion sophistiqués. Mais il
soutient aussi plusieurs organismes caritatifs (qui a dit qu’il n’avait pas de
cœur ?) Et pourtant, M. Grey se sent seul et incompris car il est très
spécial dans ses goûts. Bien qu’interdit aux moins de douze ans, il ne fait pas
peur - mais surprend et impressionne les étudiantes vierges en littérature
anglaise. Il n’est pas méchant, juste un peu psychopathe sur les bords. Normal,
il a eu une enfance difficile. Et puis, en vrai businessman, il a ce besoin
obsessionnel de chiffrer ses actifs. Il a donc « 50 nuances de
folie » toutes listées dans un contrat qu’il a déjà fait signer à 15
filles (c’est vrai, il a un petit côté Barbe Bleue). Il a aussi une salle de
jeu, grande chambre rouge remplie de menottes et de cravaches où il se montre très
pédagogue lorsque sa promise (pardon, sa soumise) bloque sur certains détails.
Mais il sait aussi être tendre et attentionné, jouer du Massenet au piano ou
danser en descendant du lit. Il est capable de venir vous chercher en
hélicoptère (option : vous offrir une voiture), lorsque vous vous éloignez
trop de son quartier d’affaires. Enfin, un petit bonus, il accepte même de
sortir une fois par semaine comme un « couple ordinaire » (ciné,
resto, patinoire…) Certes, il n’est pas vraiment
drôle, mais il se débrouille toujours pour vous procurer votre dose de
situations comiques. Décidément il est trop chou ce garçon, même quand il
fronce les sourcils.
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