lundi 29 décembre 2014

Une danse contestataire

Henri de Toulouse-Lautrec, Troupe de Mlle Églantine (1895)



Le livre de Nadège Maruta L’INCROYABLE HISTOIRE DU CANCAN (Parigramme, 2014) porte comme sous-titre REBELLES ET INSOLENTES, LES PARISIENNES MÈNENT LA DANSE. Car l'histoire du cancan est avant tout celle des femmes. Rigolboche, La Goulue, la Glu, Grille d’Égout, Nini pattes en l’air et d'autres cancaneuses célèbres aux surnoms cocasses défrayèrent la chronique parisienne par leurs danses endiablées, en agitant les jupons comme le drapeau de leur émancipation. Et pourtant, le cancan avec ses sauts exagérés, ses gestes impudents et moqueurs surgit au carnaval de Paris de 1825 comme une improvisation réservée aux hommes. Qu’une femme s’avise de les imiter et voici la subversive arrêtée, puis traînée devant les tribunaux. Au bal Chicard, à la Closerie des Lilas, au bal Mabille, à l’Élysée-Montmartre ou au Moulin Rouge, les pas du cancan se moquent et de la morale bourgeoise du beau milieu du XIXe siècle et de la Restauration finissante. Avant de devenir le symbole de la gaité parisienne, le cancan « n’est pas une danse mais un délit ». Par sa vigueur, sa sensualité, son humour, elle est à l’origine « une langue d’opposition à toutes les formes de l’autorité ».  Ses pas, ses costumes, tout comme son répertoire apparaissent comme des pieds de nez à la pudibonderie, à l'armée et à l'Eglise, tels les noms évocateurs des acrobaties : le grand écart, le coup de cul, le salut militaire, le pas du croyant, la cathédrale etc. D'où cette définition du cancan tirée du Dictionnaire de la danse de 1895: "On a donné ce nom à une sorte de danse épileptique ou de delirium tremens qui est à la danse proprement dite ce que l’argot est à la langue française". 


Riche de son expérience de soliste de French cancan au Moulin Rouge et de chorégraphe auprès de Jérôme Savary, l'auteure a plongé dans des documents juridiques, des articles de journaux et des gravures de l’époque pour nous faire découvrir les coulisses de cette danse d'une grande technicité,  trop souvent méconnue et réduite à des clichés. Parfaitement documenté, le livre contenant près de 300 notes et une bibliographie complète embrasse un savoir encyclopédique. Mais le style alerte, de nombreuses illustrations (toiles, gravures, affiches, photos) et la mise en page en font un bel objet coloré et plein d'entrain. Une apparence qui participe au triomphe du propos : bien plus qu'une distraction pour les touristes parisiens, c’est une danse populaire, contestataire et transgressive.


dimanche 21 décembre 2014

Chemin de croix


Affiche du film "Chemin de croix"
 
 
 
« Tout système crée sa propre normalité. Les choses les plus étranges peuvent paraître normales quand vous y êtes habitués ».
 
Dietrich Brüggemann

 

 
La ferveur excessive d’un jeune prêtre volubile, une ambiance studieuse et un vocabulaire quelque peu archaïque… Il faut attendre que tombent les mots tels que « ennemi », « combat », « soldat du Christ » et « sacrifice » pour comprendre qu’une tragédie se prépare derrière ce qui ressemble au premier abord à une banale leçon de catéchisme. Il faut attendre l’apparition d’un appareil photo numérique et l’évocation d’un site internet dans les scènes suivantes pour situer l’action dans notre époque.
 
La force du film Chemin de croix de Dietrich Brüggemann est de proposer une double grille d’interprétation. Maria Göttler, cette adolescente de 14 ans au nom parlant, est-elle une nouvelle sainte qui refait de nos jours le chemin du Christ ou une jeune fille hypersensible poussée vers une mort certaine par des adultes irresponsables ? Deux approches se mêlent de façon inextricable : la logique religieuse implacable dans son jusqu’auboutisme et le regard extérieur extrêmement lucide, critique, parfois sarcastique car ce qui se passe sous nos yeux frôle l’absurde. Un regard semblable à celui d’un médecin légiste qui constate les conséquences mortelles d’une éducation fanatique, qu’elle soit d’ordre religieux ou idéologique. Surtout lorsque cette éducation est amplifiée par les choix radicaux dictés par le maximalisme de la jeunesse. Mais après tout, Maria ne fait que suivre les préceptes qui lui ont été enseignés, en allant même au-delà des attentes du prêtre. A chaque spectateur de trancher, et il faut dire que ce film épuré au générique muet, presque sans musique et aux plans fixes ne facilite pas sa tâche. Paradoxalement, la camera figée apparaît aux yeux du réalisateur comme synonyme de la liberté du spectateur dont le regard n’est pas orienté. Mais elle ne propose non plus aucune échappatoire. Ainsi, le choc des images auxquelles on est exposé est d’une rare violence émotionnelle. On ne sort pas indemne de cette séance, et il semble d’autant plus important de pouvoir en parler aux autres.
 
Même si le film n’a rien d’autobiographique, Dietrich Brüggemann connait parfaitement son sujet pour avoir fréquenté les milieux catholiques intégristes dans son adolescence. La Fraternité Saint-Paul du film qui se veut littéralement plus catholique que le pape a été inspirée par la Fraternité sacerdotale Saint-Pie. Le déroulement du film se fait en quatorze séquences qui ont été réalisées avec une rigueur documentaire, sans aucun artifice de montage et presque en ordre chronologique. Ces quatorze plans-séquences qui correspondent au nombre de stations dans le chemin de croix parcouru par Jésus Christ permettent de comprendre le Calvaire d’une adolescente.

La caméra bouge seulement trois fois au cours des 14 scènes, toujours au moment crucial de l’histoire et de façon quasi symbolique. Le premier mouvement coïncide avec la Confirmation de Maria, le deuxième a lieu au moment de sa mort. Quant au troisième, le plus important, il laisse lui aussi à chacun sa liberté d’interprétation. Le miracle a-t-il eu lieu ? Le sacrifice de la jeune martyre était-il justifié ? Ce ciel désespérément gris, est-il le dernier refuge pour l’âme de Maria ? Ou bien un grand vide qui s’étend au-dessus de la tombe ouverte ?

 

lundi 15 décembre 2014

Niki de Saint Phalle et ses cibles


Niki de Saint Phalle
 
 
« J’ai eu la chance de rencontrer l’art parce que j’avais, sur un plan psychique, tout ce qu’il fallait pour devenir une terroriste ». Pour comprendre ces propos chocs de Niki de Saint Phalle, il faut visiter son exposition qui se déroule actuellement au Grand Palais.

 

Dans les années 1960, l’artiste emploie pour peindre, une méthode bien à elle : celle du tir à la carabine. Elle fixe sur un panneau de bois divers objets insérés dans du plâtre, selon une composition précise, ainsi que des sachets de couleurs liquides, parfois emplis de produits alimentaires (spaghettis, œufs, riz, tomates). Ils éclatent sous l’impact des balles et dégoulinent en traînées bariolées. Elle en eut l’idée en février 1961, au cours de l’exposition « Comparaisons : peintures-sculptures » au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Elle y exposait pour la première fois un relief-assemblage, Saint Sébastien or Portrait of my Lover. C’était un tableau composé d’une chemise surmontée d’une cible sur laquelle les visiteurs étaient invités à lancer des fléchettes. L’artiste est alors saisie d’un sentiment d’allégresse quand elle voit les visiteurs se déchaîner pour atteindre la cible. Pourquoi ne pas tirer sur une toile blanche pour la faire saigner et cracher de la peinture sous les balles ? Quelques jours plus tard, elle réalise ses premiers reliefs en plâtre. Durant ces séances, elle invite aussi les spectateurs à tirer à la carabine sur des poches de couleur.

 

Ce rituel, elle le trouve "excitant et sexy", mais aussi "tragique" et sans doute lié à sa douloureuse histoire personnelle. C’est une façon de « mourir de sa propre main » avant de renaître. Niki de Saint Phalle retourne sa propre violence contre le tableau.

 

A mi-chemin entre la performance, la sculpture et la peinture, ces tirs-happenings sont  souvent documentés, photographiés et même formatés pour la télévision. Elles ont une  fonction cathartique pour Niki et son public permettant de canaliser la colère, l’engagement et la radicalité.

 

Cette rétrospective de Niki de Saint Phalle m’a confortée dans mon idée qu’une provocation a une bonne force de frappe lorsqu’elle est :

  • une passion
  • associée à une technique créative
  • et focalisée sur ses cibles

Quant à ces dernières, c’est à nous de les identifier, de les décrire et pourquoi pas les cataloguer, comme le fait cet inoubliable Mur de la rage :



Le Mur de la rage (Niki de Saint Phalle)

Il est vrai, la provocation créative tient plus d’escrime que de pugilat. Mais même lorsque'elle ressemble davantage à un jeu de flêchettes, elle peut être d'une redoutable efficacité.
 

dimanche 7 décembre 2014

Savoir (d)oser

                                       Le tact dans l'audace c’est de savoir jusqu’où on peut aller trop loin ( Jean Cocteau)


« Les cons ça ose tout, c'est même à ça qu'on les reconnaît ». La citation des Tontons flingueurs remise au goût du jour par une pub de serviettes (Osez tout avec Nana !) a resurgi cet automne à propos du projet d’une nouvelle émission sur D8 dans laquelle des hommes politiques se feront passer pour « Monsieur et Madame Tout-le-Monde » le temps d’une émission de téléréalité.

Malheureusement, les politiques ne sont pas les seuls concernés : éculé, galvaudé, employé à tort et à travers, le mot oser ne veut plus dire grand-chose. Face à cette inflation on se méfie et on sélectionne : si l’audace sans concept n’a pas beaucoup d’intérêt, elle reste un créneau attrayant et porteur lorsqu’elle est mise au service de quelque chose qui la dépasse.


Le journal 20 minutes du 5 décembre dernier consacre deux articles à ce sujet. Le premier propose une présentation de trois start-up numériques qui défendent leur projet à Osons la France, « forum exposition d’un genre nouveau » mettant à l’honneur la France qui innove. Cet événement ambitieux est même apostrophé comme "la nouvelle révolution française".



Affiche Osons la France 2014


Le deuxième, intitulé Ca, il fallait oser ! présente dix marques françaises qui « ont su imposer leur style grâce à l’audace » dont 415 avec son tee-shirt Mafia Blues. Le petit plus : un classement original (« la plus coquine », la plus effrontée », « la plus impertinente », la plus intrépide ») qui permet aux acheteurs décomplexés de dénicher quelques cadeaux de Noël drôles ou décalés. Toutefois à manier avec prudence, surtout avec les inconnus. En offrant  une robe « Envie de fraises » à une femme qui essaie désespérément de perdre quelques kilos, ne soyez pas étonnés lorsque vous recevrez de sa part un DVD des Tontons flingueurs.



T-shirt Mafia Blues 415

jeudi 4 décembre 2014

Le dire et le montrer


Le romancier Ben Okri


Fin de suspense : d'après The Guardian, Bad Sex in Fiction Award 2014 a été attribué hier Ben Okri, auteur du roman The Age of Magic. Il a obtenu cette récompense moyennement prestigieuse pour le passage suivant que nous préférons citer dans le texte:

“When his hand brushed her nipple it tripped a switch and she came alight. He touched her belly and his hand seemed to burn through her. He lavished on her body indirect touches and bitter-sweet sensations flooded her brain. She became aware of places in her that could only have been concealed there by a god with a sense of humour.


“Adrift on warm currents, no longer of this world, she became aware of him gliding into her. He loved her with gentleness and strength, stroking her neck, praising her face with his hands, till she was broken up and began a low rhythmic wail … The universe was in her and with each movement it unfolded to her. Somewhere in the night a stray rocket went off.”

Okri s’est imposé face à d’autres finalistes de renom, tels que Haruki Murakami, Michael Cunningham ou le romancier australien Richard Flanagan, lauréat du Man Booker Prize, sélectionné notamment pour la phrase suivante : "Il a embrassé le tracé rose et mince qu'avait laissé l'élastique de sa culotte, cerclant son ventre comme la ligne de l'Equateur entoure la Terre."


La Bad Sex in Fiction Award, dont on peut traduire le nom par Trophée du mauvais sexe en fiction, est un prix littéraire britannique attribué tous les ans à l'auteur qui a produit la pire description d'un acte sexuel dans un roman.

Représentant une femme nue drapée dans un livre ouvert, il est décerné chaque année depuis 1993 par la Literary Review, un journal littéraire londonien. L'objectif avoué est d'« attirer l'attention sur l'usage grossier, insipide et souvent routinier de passages redondants de description sexuelle dans le roman moderne, et de le décourager »


De son côté, Canal + propose depuis lundi la « Semaine eXplicite sexe et cinéma », avec une programmation portée par Frédéric Beigbeder qui présente chaque film. Un documentaire intitulé Et pour les scènes de cul… on fait comment ? est diffusé depuis lundi en deuxième partie de la soirée. Les réalisateurs Svetlana Klinyshkova et Nicolas Maupied ont interrogé cinéastes, critiques, producteurs et comédiens, au sujet de la représentation du sexe à l'écran. Parmi eux, Vincent Marval, le producteur de La Vie d'Adèle, Palme d'Or 2013, qui sera diffusée jeudi 4 décembre à 20h50. Au fil des témoignages, plusieurs thèmes et controverses sont abordés tels le rapport des acteurs/actrices avec les scènes de sexe, les notions de naturalisme et de puritanisme, la censure et classification des films, la différence entre pornographie et cinéma traditionnel…  et bien d’autres sujets encore censés faire monter la température en ce mois de décembre.