dimanche 30 novembre 2014

Le changement de code, c’est maintenant !


Le numéro de novembre du magazine Dynamique entrepreneuriale propose un dossier sur les entrepreneurs qui cassent les codes. En s’appuyant sur les exemples des entreprises révolutionnaires ou innovantes d’horizons différents (Apple, vente-privée.com, Whatsapp, Michel et Augustin, Yatedo, HP ou encore L’Etage Homme), le magazine relève plusieurs pistes prometteuses favorisant la créativité et l’émergence des talents : remettre en question le schéma de son secteur, emboîter le pas à l’innovation technologique, identifier les besoins insatisfaits des clients, jouer sur le packaging et la distribution, faire preuve d’humour, adopter un ton décalé ou bien surfer sur l’actualité pour faire le buzz. Pour ne retenir qu’un des exemples les plus provocateurs de réussite en la matière, citons la campagne vidéo nommée « Le changement de slip, c’est maintenant » de la société le Slip Français.

 
Campagne du Slip Français (2012)


 
Pour Frédéric Lagneau, fondateur de News Tank Football, il s’agit d’être en permanence en mouvement, c'est-à-dire « observer, identifier et anticiper les changements et tendances », cultiver la singularité, « ne pas craindre le jugement et suivre son intuition ». D’après Claire Cano, cofondatrice de LuckyLoc, casser les codes, c’est « être la petite flamme disruptive, l’agitateur de l’ordre établi », « se rebeller contre le présent ». Ainsi, souvent marginalisés au départ, ces entrepreneurs sont suivis plus tard, « lorsque leur côté avant-gardiste est reconnu par la société ». Et pour encourager ceux qui désirent se lancer sur cette voie, l’entrepreneuse donne un dernier conseil : « Vos idées les plus folles sont souvent les meilleures : BE WILD ! »

samedi 29 novembre 2014

Exhibit B, l’installation qui divise




Après l’œuvre de Paul McCarthy vandalisé place Vendôme au mois d’octobre et une photographie de Diane Ducruet censurée au mois de novembre, voici une nouvelle installation qui provoque de vives réactions. Exhibit B est une expo-performance créé par le metteur en scène sud-africain Brett Bailey et découverte par les Français au Festival d’Avignon 2013. Présentée au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, du 27 au 30 novembre, puis au 104, à Paris, du 7 au 14 décembre, c’est une installation en douze tableaux vivants évoquant des scènes issues de l’histoire coloniale et postcoloniale. Son titre vient des pièces à conviction rassemblées dans un des dossiers d’instruction. Né dans les années 60 et ayant grandi en Afrique du Sud sous l'apartheid, son auteur s'attaque à un sujet qui lui tient à cœur.  Troublante, dérangeante, l’exposition met en scène des personnes noires enchaînées, assises derrière des barbelés, bâillonnés  ou travaillant dans des champs de canne au sucre. Cette œuvre artistique est loin de faire l’unanimité, d’autant plus que les performeurs noirs volontaires et recrutés localement mettent le spectateur en position de voyeur comme leurs ancêtres l’ont été dans les sordides « zoos humains » et les foires jusqu’au début du XXe siècle.

 

Depuis quatre ans, l’installation a été accueillie, sans vagues, un peu partout en Europe, à Vienne (Autriche), à Bruxelles, à Avignon, à Paris (au 104, en novembre 2013). La controverse a véritablement commencé quand Exhibit B est arrivé au Royaume-Uni, au Festival d’Edimbourg en août, puis à Londres. Elle devait être présentée au Barbican Centre en septembre mais a été déprogrammée à la suite de pressions accusant l’œuvre de racisme.

En France, la polémique a commencé en octobre, avant de prendre ces derniers jours des proportions beaucoup plus importantes. Une pétition lancée sur Internet et visant à faire interdire l’œuvre, a recueilli plus de vingt mille signatures. Exhibit B, que la plupart des personnes à l’origine de ce mouvement n’ont pas vu, suscite de vifs débats notamment dans la communauté noire. Il y a ceux qui s’indignent des images dégradantes ou dénient purement et simplement à Brett Bailey, en tant que Blanc, de s’arroger le droit de faire œuvre à partir de l’histoire des Noirs. Mais aussi ceux qui s’interrogent sur la culpabilisation imposée à la population blanche. Pour les défenseurs de la performance, il est indispensable de l’avoir vue en réalité et pas seulement les photos pour pouvoir juger des effets qu’elle produit. Quand certains reprochent un spectacle choquant, d'autres applaudissent une œuvre militante et touchante, montrant le passé d'une population telle qu'elle l'a vécu. Plusieurs associations anti-racistes (Mrap, Licra) attestent elles aussi que les motivations de Brett Bayley – dénoncer le racisme et le colonialisme – sont aux antipodes de celles que lui prêtent les manifestants.

 

Jeudi, pour la première, à l’appel du Collectif contre Exhibit B, plusieurs dizaines de manifestants se sont rassemblés devant le théâtre aux alentours de 18 heures, pour demander l’annulation de l’installation, alors que des spectateurs étaient déjà à l’intérieur. S’il n'y a pas eu d'intrusion dans le théâtre, trois personnes ont toutefois été arrêtées. Face à la violence des détracteurs venus crier "Au racisme !" la représentation de jeudi a dû être interrompue.  Celle de ce vendredi a été maintenue, avec un dispositif policier renforcé pour assurer la protection des spectateurs, et un nouvel appel à la mobilisation.

 

Le directeur du théâtre Gérard Philippe à Saint Denis l'assure: la programmation d'Exhibit B se poursuivra comme prévu jusqu'à dimanche 30 novembre. Le débat du public avec Brett Bailey opposant "pro Exhibit" et "anti Exhibit" a cependant été annulé.


Exhibit B, par Brett Bailey. Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, du 27 au 30 novembre. Au 104, à Paris, du 7 au 14 décembre. www.theatregerardphilipe.com et www.104.fr 

samedi 22 novembre 2014

Le Revizor: d’une satire politique au grotesque universel


Une édition russe du Revizor de Nikolaï Gogol


Du 20 au 23 novembre le Studio-Théâtre d’Asnières présente une nouvelle adaptation du Revizor de Nikolaï Gogol, l’un des premiers poètes de la bureaucratie et audacieux prédécesseur de Dostoïevski.

 

Ecrite sur une idée de Pouchkine et traduite par Prosper Mérimée, cette satire populaire fait partie des grands classiques du théâtre russe. Bien que controversée, la pièce, présentée devant le Nicolas 1er en 1836, obtient un grand succès. Face aux détracteurs qui y voient une accusation directe, le Tsar prend sa défense, et remarque, amusé, « tout le monde en a pris pour son grade, moi le premier ! ».

 

Aujourd’hui encore, cette comédie corrosive et jubilatoire demeure étonnamment actuelle dans ses thèmes (la corruption, l’ambition, le contraste de la capitale et de la province). Dans la présente adaptation réduite à six personnages et placée dans un univers intemporel, elle reste riche de sens, cohérente et homogène.

 

Basée sur un quiproquo, l'intrigue du Revizor le rapproche du vaudeville. Les notables d’une bourgade provinciale russe du dix-neuvième siècle se mettent en émoi dans l’attente de l’inspecteur général du Tsar en mission secrète. Pour cause, car dans cette ville où règne une corruption institutionnalisée chacun à des choses à se reprocher et le Gouverneur lui-même est très loin d’un homme d’Etat exemplaire : il néglige son administration, se sert au passage et assomme la ville de taxes absurdes.

 

Prenant par erreur Khlestakof, un jeune voyageur oisif et endetté, pour le redouté fonctionnaire, les notables se prêtent à toutes les bassesses et couvrent le supposé inspecteur d’honneurs et de flatteries dans l’espoir de l’amadouer. D’abord surpris et déconcerté pas un tel accueil, le jeune homme profite sans scrupules de la méprise des fonctionnaires avant d’être démasqué comme imposteur post factum. Mais les autres aussi sont des imposteurs : le Gouverneur qui veut se faire passer pour plus aimable qu’il n’est, Dobtschniski et Bobtschinski pour plus intelligents, Maria pour plus distinguée…

 

Oscillant entre réalisme et fantastique, cette critique sociale dépeint à merveille l’affolement provoqué par l’arrivée du Revizor. Les personnages sont entraînés dans un tourbillon d’humour et d’angoisse jusqu’à l’effroi final. L’auteur brosse les travers profonds de l’être humain, décryptant les tics, les mesquineries, les petites magouilles de ses contemporains.

 

Si les deux premiers actes sont assez sombres, la pièce gagne en légèreté et en humour au cours des trois derniers actes, jusqu’à l’éclatant. Les costumes sont de plus en plus colorés et clinquants, les corps plus droits, la diction plus rapide et légère, le piano donne une musique de plus en plus enlevée. En assistant à une partie serrée, fiévreuse et dynamique, le spectateur découvre une galerie des monstres sympathiques, très malins et calculateurs. Mais les rêves de ces personnages trahissent leur mal-être et sont empreints de tous leurs espoirs.

 

La finale avec le célèbre monologue du Gouverneur transcende le cadre de la farce pour s’élever vers un constat quasi métaphysique :

 

Le Gouverneur à lui-même :

- Je serai la fable, la risée générale. Et le pire, c’est que quelque barbouilleur de papier, quelque fainéant d’homme de lettres se mettra dans la tête d’en faire une comédie. Ah ! Voilà le plus terrible… Il ne ménagera ni mon grade, ni mon emploi, et trouvera des imbéciles qui braieront et applaudiront. Mais de quoi riez-vous ? C’est de vous-même. (Avec humeur) Ah ! Si je tenais tous ces barbouilleurs de papier ! Ces écrivassiers ! Ces maudits libertins ! Cette engeance du diable ! Tous dans le même sac je les mettrais, et je les réduirais en poussière… (Silence) Je n’en reviens pas encore ! C’est sûr, quand Dieu veut nous punir, il commence par nous rendre fous. Mais cet écervelé, en quoi ressemblait-il à un inspecteur ? En rien, en rien du tout. Comme à un moulin à vent. Et les voilà tous à dire : Un inspecteur ! Un revizor ! Qui a dit le premier que c’était un Revizor ? Répondez.

- Je veux être pendu si je sais comment cela est arrivé. Nous avons eu la berlue, c’est le diable qui nous a joués.

 

jeudi 20 novembre 2014

L’art de gouverner les moutons


Louis 1er roi des moutons d'Olivier Tallec


Louis 1er roi des moutons d’Olivier Tallec (Actes Sud junior) a reçu le prix Landerneau du meilleur album jeunesse de l'année. Cette fable philosophique drôle et parfaitement illustrée excelle dans l'art du pastiche.


Elle raconte l’histoire d’un mouton qui devient roi pas hasard, grâce à un coup de vent lui apportant sa couronne. Mais cela n’empêche pas  Louis 1er, roi des moutons autoproclamé, de devenir un souverain, un vrai, avec un sceptre pour gouverner, un trône pour rendre la justice et «un grand lit de roi pour que tout le monde assiste à son coucher ».  Entre les promenades dans les jardins royaux, les réceptions des ambassadeurs et les spectacles des plus grands artistes donnés dans son palais, Louis Ier se sent déjà très à l’aise dans sa nouvelle fonction et se laisse griser par le pouvoir. Désormais ses congénères ne sont là que pour lui obéir et le servir.

« Mais avant tout cela, Louis Ier se dit qu'il lui faut mettre de l'ordre dans son royaume. Il impose donc à son peuple de marcher au pas. Au pas de mouton ».

Et comme seuls les plus beaux moutons ont droit de vivre à ses côtés, les autres seront chassés. Ainsi, Louis Ier devient un vrai despote, mu par la folie des grandeurs. Jusqu’à ce que le vent se lève de nouveau, faisant atterrir sa belle couronne aux pieds d’un loup…


Destiné aux enfants dès 3 ans, ce livre donne une occasion aux tous petits de se poser les questions des grands, notamment sur l’injustice, l’égoïsme, l’aveuglement et la solitude des tyrans. «Je le vois comme un outil: le mouton, qui est sans doute l'animal le moins contestataire du monde, prête facilement à une discussion sur le pouvoir et ses abus.», a dit l’auteur au quotidien 20 minutes.

Dans la bibliothèque de nos enfants, cet album aura sa place à côté de l'inoubliable Une chanson pour sa majesté de May Angeli, coédité en 1998 par Syros Jeunesse et Amnesty International.





jeudi 13 novembre 2014

La rééducation pour les nuls


Affiche du spectacle Femme non-rééducable


« Les ennemis de l’Etat se divisent en deux catégories :
Ceux qu’on peut ramener à la raison et les incorrigibles.
Avec ces derniers, il n’est pas possible de dialoguer, ce qui les rend non rééducables… »
(Vladislav Sourkov, circulaire interne, bureau de la Présidence russe, 2005)


Femme non rééducable est le titre d’une pièce de théâtre de Stefano Massini sur  l’itinéraire d’Anna Politkovskaïa, la journaliste russe assassinée le 7 octobre 2006 à Moscou. La mort de l’enquêtrice de Novaïa Gazeta comme le seul moyen de la faire taire est symptomatique de l’échec d’une certaine politique de mise au pas des opposants marquée par une longue tradition.

L'Homme nouveau du socialisme


Le titre nécessite quelques explications. Dans les dictionnaires de langue française le mot rééducation est surtout associé au domaine médical. Ainsi Wikipedia renvoie ses lecteurs vers les articles consacrés à la kinésithérapie et l’ergothérapie avant d’évoquer, à demi-mot, le lavage de cerveau et la rééducation par le travail en République Populaire de Chine. Mais aucune note n’y figure sur l’Union soviétique où la rééducation par le travail formait la base des méthodes pédagogiques élaborées spécialement pour la création de l’Homme nouveau. Cette idée utopique qu’André Siniavski considère comme la pierre angulaire de la civilisation soviétique[1] fait partie des plans de la reconstruction révolutionnaire. Pour créer cette nouvelle race humaine, il était nécessaire de remanier la psychologie même de l’homme. Bien que  l’idée de se dépouiller de l’ « homme ancien » soit empruntée à l’Evangile, le Christ étant perçu comme un nouvel Adam, ce sont les philosophes matérialistes des Lumières et en premier Helvétius qui étaient des précurseurs immédiats des marxistes dans ce domaine. Les hommes sont pour eux des produits du milieu et façonnables à l’infini car, selon Helvétius, « l’éducation peut tout ».[2] Dans un monde dominé par la raison, l’homme n’est plus une créature divine, il est son propre œuvre. Voilà pourquoi il déclare un nouveau sixième jour de la création pour améliorer son « produit raté ».[3]

L’homme ancien doit donc laisser la place à l’homme nouveau. Il s'agit de former un individu adapté à la société où il est appelé à vivre, et dans ce cas, à une société que l'humanité n'a jamais connue dans son passé. D’après les théoriciens du marxisme-léninisme, la morale de cette société ne ressemble en rien aux codes de morale connus dans l'histoire.



Le projet ne manque pas d’envergure et aboutit, dans les années 1920, à la création de plusieurs associations eugénistes. Léon Trotski écrit de la nécessité de créer un nouveau type sociobiologique supérieur aux précédents afin d’élever l’homme moyen au niveau des géants de l’humanité. Son attribut indispensable est l’héroïsme qui, selon Siniavski, unit trois éléments fondamentaux : la foi fanatique dans le but supérieur, sa concrétisation en actes, et enfin l’accomplissement de cet exploit non pour la gloire personnelle mais dans l’intérêt général.[4]


Les attributs primordiaux de cette nouvelle espèce  sont la fermeté, l’endurance, la fidélité, l’étroitesse intellectuelle mais aussi l’absence totale de pitié : selon l’idéologie soviétique, la clémence confine à la trahison, le doute est assimilé à la mollesse et l’humanisme rejeté comme un résidu du passé. Avec sa nature complexe et contradictoire, l’intelligentsia n’a plus sa place dans ce monde. Après l’installation des Bolchéviques au pouvoir, la propagande soviétique a diversifié les modalités de réalisation et a imposé quelques typologies de l’homme nouveau: l’ouvrier stakhanoviste, le soldat, l’activiste du parti, le tchékiste.

Anton Makarenko et sa pédagogie


Le projet de la création de l’Homme nouveau a culminé dans les idées de A. S. Makarenko (1888-1939) devenu figure de proue la pédagogie communiste. Ce dernier, ayant dirigé entre 1920 et 1934 des colonies pour jeunes délinquants et enfants orphelins, a réalisé une expérience sans précédent, dans la pratique pédagogique, de rééducation massive des enfants mineurs et élaboré la théorie de l’éducation par le travail et dans le collectif. Cette expérience est relatée dans ses ouvrages  Les drapeaux sur les tours et Le poème pédagogique.

La première tâche de l'éducateur, qui prend contact avec un groupe d'enfants nouveaux pour lui, est de « conquérir leur conscience », comme dit Makarenko. En premier lieu, il faut « organiser » la minorité de ceux qui se prêtent le mieux à l'influence de l'éducateur. Ensuite, l'action doit tendre à ce que la minorité organisée des activistes absorbe la majorité « inorganisée » de manière à constituer une collectivité d'enfants unie.[5] Par la suite, c’est le collectif qui doit jouer un rôle majeur en tant que organe d’influence et de surveillance réciproque, à la fois le vecteur et l’outil principal d’embrigadement. Cela veut dire que tout membre d’un collectif doit servir de caution à n’importe quel autre membre; mais aussi, et surtout, que tout le collectif doit être la caution de chacun de ses membres, pris isolément. Ainsi, si le collectif est évalué par l’administration dans son ensemble (par exemple, en cas de compétition entre équipes de travail), l’avant-garde se voit dévalorisée, «retardée» par ceux qui travaillent mal. Chaque individu isolé est seul face à l’arbitraire de cette « collectivité solidement soudée ». Il est privé de la latitude de faire appel à une instance supérieure (peut être plus impartiale, du fait même de sa position supérieure), l’administration. Il est puni par ses égaux, ce qui, pour lui, est plutôt injuste et intolérable. Cette méthode n’est donc pas sans susciter des sentiments agressifs et antagonistes au sein d’un groupe[6] .

Selon un témoignage de Nadejda Tolokonnikova, le leader du groupe Pussy Riot ayant passé plusieurs mois de détention dans camp en Mordovie, elle n'a pas beaucoup évolué de nos jours: "Le règlement est pensé de telle façon que les détenues assument la fonction de chef d'équipe ou de responsable d'unité et son chargées de réprimer les autres filles, de les terroriser et de les transformer en esclaves muettes".


Le collectif au regard tout-puissant joue le même rôle que le panoptique conçu par Jeremy Bentham et réalisé, dans l’architecture circulaire des prisons modernes. Un tel maillage social permet éventuellement de se passer complètement de surveillant, le seul sentiment d'être observé étant susceptible d'obtenir des captifs une forme d'obéissance. Ainsi, comme l’a démontré Michel Foucault dans son ouvrage Surveiller et punir, la  prison moderne devient d'abord une entreprise de culpabilisation travaillant les consciences individuelles.


A travers l’idée du « collectivisme » l’homme nouveau version Makarenko est totalement anéanti comme personne et devient animal prévisible, un exemplaire anonyme dans un immense troupeau.[7] En ce qui concerne « l’éducation par le collectif et pour le collectif », les thèses d’A. Zinoviev (1981) sur « l’homo sovieticus » (homocus) sont particulièrement intéressantes. « La plus grande perte pour l’homocus est d’être séparé de son collectif (...). L’implication dans la vie d’un collectif (..)est le fondement de notre psychologie. L’esprit d’un homocus est sa participation à la vie collective (...). La plus puissante arme contre les rebelles de notre société est de l’exclure du collectif ».[8]

Le travail « productif » et « l’émulation socialiste » jouent aussi un rôle essentiel dans le processus de la rééducation, comme le montre une revue pour les juristes soviétiques, datant de 1934 : « Pour le travail de rééducation le meilleur choix est constitué par les travaux qui nécessitent un effort spécial: constructions industrielles (usines, barrages, digues, voies ferroviaires etc.), travaux d’irrigation et construction de routes pour faciliter le développement du pays ». L'organisation du travail éducatif vise une emprise sur la conscience ayant notamment pour vocation d’éliminer « l'antagonisme entre le travail physique et le travail intellectuel ».

Pour Makarenko, il ne s’agit donc pas d’éducation mais de rééducation. Ayant affaire à des enfants et adolescents qui avaient déjà un « passé », il veut mettre au point des méthodes susceptibles de produire une transformation profonde, voire brutale, du monde intérieur de l'enfant. Ce concept s’applique également à certaines catégories sociales de statuts différents: délinquants, anciens opposants politiques ou « ennemis de classe ». Il est devenu le principe de base dans les camps  et les colonies de travail de l’Union Soviétique. D’autres situations peu popularisées de rééducation concernaient les enfants « des ennemis du peuple ». Dans son discours au Congrès de l’Union des Jeunes Communistes (1919), Lénine déclara qu’il était possible de faire de n’importe quel enfant de 8 ans un bon communiste. En conformité avec cette théorie, les enfants des condamnés des procès stalinistes furent envoyés sous une autre identité dans des orphelinats.

La méthode de Makarenko remodelant l’homme par le travail au sein d’un collectif était donc surtout expérimentée au milieu des détenus. Mais l’ambition du pédagogue était d’élaborer un système d’éducation universel (pourvu qu’il reste communiste), basé sur le marxisme-léninisme, et applicable à tous les Soviétiques sans exception. C’est ainsi que la prison soviétique acquiert le statut d’une prison modèle en tant que l’école de civisme et de formation de l’homme nouveau (plus tard, cette mission pédagogique et thérapeutique sera reprise également par des cliniques psychiatriques). Aux ouvrages idylliques de Makarenko sur les colonies de redressement des jeunes succèdent les pages euphoriques de Gorki sur la construction du canal sur la mer Blanche par les forces des détenus.

Ainsi apparaît une fusion singulière entre l’idéologie marxiste-léniniste devenue une nouvelle religion, le monde carcérale comme terrain des grandes expérimentations sociétales et la nouvelle pédagogie collective qui ne peut être qu’une pédagogie pénitentiaire et répressive.  " Quoi d'étonnant, si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons ? " (Michel Foucault). Un constat similaire est fait par Nadejda Tolokonnikova devant la Cour suprême de Mordovie: "Correction est l'un de ces mots retournés caractéristiques d'un Etat totalitaire qui appelle l'esclavage liberté".[9]



Cette méthode d’endoctrinement caractéristique du totalitarisme et importée avec succès vers d’autres pays socialistes, trouve un écho satirique et macabre dans la pièce d’Eugène Ionesco La soif et la faim, en la personne du Frère Pédagogue « préposé aux éducations-rééducations diverses ». Mais comme bien souvent, la réalité dépasse la fiction. Cependant, après 80 ans d’expérimentation, le doute commence à s’installer quant à l'efficacité de cette pédagogie. L’existence des personnes non rééducables y est sûrement pour quelque chose.




[1] André Siniavski, La Civilisation soviétique traduit du russe par Annie Sabatier et Catherine Prokhoroff, Albin Michel, 1988,   p. 151.
[2] Richard Pipes, Die russische Revolution, Band I, Der Zefall des Zarenreiches, Aus dem Amerikanischen von Udo Rennert, Rowohlt, Berlin, p. 225.
[3] Richard Pipes, op. cit., p. 245.
[4] André Siniavski, op. cit., p. 155.
[5] Alexandre Vexliard, « L'éducation morale dans la pédagogie de Makarenko »,  Enfance. Tome 4 n°3, 1951. pp. 251-268.
[6] Youri Vavokhine, La sous-culture carcérale (post)soviétique face à l’utilisation par l’administration pénitentiaire des doctrines d’autogestion. Date : 14 novembre 2009 | disponible sur http://champpenal.revues.org/7
[7] Lavinia Betea, L’Homme nouveau, http://gerflint.fr/Base/Roumanie1/Betea.pdf
[8] Alexandre Zinoviev, Homo sovieticus, L'Âge d'Homme, 1982.

[9]Masha Gessen, Pussy Riot, Globe, 2015.

mardi 11 novembre 2014

Un(e) nouvel(le) ami(e)



Affiche du film Une nouvelle amie
 
 

Du roman de Ruth Rendell dont ce film est une très libre adaptation, Une nouvelle amie de François Ozon a repris surtout le titre. Tout comme Jeune et jolie, celui de son précédent film, il évoque fraîcheur et innocence. Mais derrière cette façade faussement naïve et simpliste se cache une œuvre d'une grande complexité et d'une extrême finesse, particulièrement surprenante dans son traitement du motif de deuil.
 
Au-delà de la photographie superbe, de la lumière féérique de l’été indien canadien et de la performance remarquable des acteurs, il y a au moins deux raisons de voir Une nouvelle amie.
 

Pour s’amuser des clichés


D’après Claire Micallef du Nouvel Obs, il s’agit d’un « pied-de-nez aux opposants au mariage pour tous ». En effet, le film est réjouissant par son côté ludique et malicieux. Loin de combattre les clichés de façon frontale, Ozon, en véritable maître de la provoc’, s’amuse à jouer avec eux. Bien sûr, il s’agit en premier lieu des clichés concernant le genre (gender) : l’homme qui porte des vêtements de sa femme est forcément malade / gay / va à une« soirée déguisée », etc. Après tout, confondre les genres n'est-il pas le meilleur moyen de contourner les stéréotypes? Voici une bonne raison de réserver le même traitement aux genres cinématographiques, que le réalisateur égrène avec autant d'espièglerie que de générosité. Le film commence comme un mélodrame, passe d'une élégie automnale au vaudeville et au « thriller sentimental », vire ensuite au conte pour finir dans une utopie sociale, très loin du polar de Ruth Rendell. Enfin, l’onirisme de certaines images marque l’intrusion du registre fantastique (autant que fantasmatique). Il est là pour célébrer l’ambigüité, la métamorphose, le règne de l’illusion, la chance donnée aux désirs non avouables, bref, une tentative désespérée de travestir la réalité en dépassant la nature au profit du surnaturel. Simplement, au lieu d’explorer les phénomènes exceptionnels et spectaculaires, le réalisateur s’intéresse à la part cachée de l’homme, cet étrange qui est à notre portée.
 

Pour réfléchir sur le sens des mots

« Tu es un pervers », lance Claire (Anaïs Demoustier) à David (Romain Duris) au début du film. Une allusion au discours social moralisateur et abusant des émotions qui, depuis un certain temps, utilise les notions de pervers et de perversité de façon particulièrement stigmatisant. Mais qu’est-ce qu’une perversion ? Un comportement déviant, pathologique, amoral, vicieux, tordu, les agissements de délinquant sexuel et de manipulateur ? Un pervers, est-ce celui qui se travestit en femme tout en aimant les femmes, celui qui veut jouer un double rôle auprès de son enfant, celui qui habille et maquille lui-même sa femme sur son lit de mort au lieu de confier cette tâche aux professionnels? Entre la dissimulation et la révélation, le spectateur se voit confronté aux questions sur le rapport entre la tolérance, l’acceptation, l’amitié, le secret et la confiance. Le parcours initiatique et émancipateur que fait l’héroïne du film est sans doute un moyen d’y trouver quelques réponses.

 

lundi 3 novembre 2014

Le bilan de Manifesta 10


Installation de l'artiste suisse Thomas Hirschorn


La biennale européenne d’art contemporain Manifesta vient de fermer ses portes à Saint-Pétersbourg. Fondée il y a vingt ans à Amsterdam et attachée depuis ses débuts à l’identité européenne, elle a pour particularité de changer de localisation à chaque édition. C’est pour la première fois que l’exposition itinérante faisait escale en Russie : une occasion de confronter la création la plus actuelle aux chefs-d’œuvre de l’Ermitage fêtant cette année ses 250 ans. Après les crispations politiques, les appels au boycott des uns et des autres et les lourdeurs administratives, la dixième édition de l’exposition a été un énorme succès. Le projet conçu par l’Allemand Kasper König avec la participation de près de 60 artistes a attiré plus d’un million de visiteurs.

 

Choisir l’une des plus conservatives parmi les métropoles de l’art comme lieu de manifestation était un pari osé. En réponse à certaines critiques dénonçant une profanation des locaux de l’Ermitage par l’intrusion d’un art « pervers » et « dégénéré », Kasper König a souligné que cette confrontation des styles pouvait contribuer à un dialogue sain autour des problèmes éthiques et esthétiques. Michaïl Piotrovski, le directeur général de l’Ermitage, a également évoqué la présence des sujets sensibles comme un point positif de la biennale. Ainsi l’artiste sud-africaine Marlène Dumas proposa un regard sur l’homosexualité (y compris dans ses relations avec le ballet classique) à travers une galerie de portraits de célébrités gays, de Tchaïkovski à Noureev. Cependant, pour les raisons légales liées à l’interdiction de la « propagande homosexuelle » en Russie, le thème de ces portraits n’a pas été annoncé clairement. Les clichés de Boris Mikhaïlov pris sur la place Maïdan et réunis sous le titre Le théâtre de la guerre renvoient à un autre sujet d’actualité, tout comme le tunnel d’Erik Van Lieshout avec le mot « riot » tracé sur une photo de chat. D’autres regards critiques ont été offerts par l’Ukrainienne Alvetina Kakhidze et la Russe Elena Kovylina.

 

Le programme parallèle a été également riche en découvertes. Parmi elles, l’installation Le processus de passage de l’artiste Ivan Plusch consacrée à l’effondrement du régime soviétique ou l’œuvre d’Aslan Gaïsoumov faisant appel aux livres et autres ready-mades pour raconter la guerre en Tchétchénie.