samedi 4 octobre 2014

Un apocryphe très moderne


Claude Cahun
 
Paru en 1925 au Mercure de France, Eve la trop crédule ouvre un cycle de brefs récits de Claude Cahun intitulé Héroïnes. Ce n’est que plus tard que son auteure, figure excentrique et hors genre du monde de l'art, écrivain, femme de théâtre, plasticienne et photographe, s’est fait une réputation de rebelle, de féministe, de homosexuelle et de résistante. Mais dès sa prime jeunesse la nièce de Marcel Schwob profite de ses entrées « familiales » dans de prestigieuses revues pour les prendre à revers de façon souvent ironique et subversive.

Inspirées notamment des Moralités  légendaires de Jules Laforgue, ces seize nouvelles, de longueur inégale, furent rédigées entre 1920 et 1924. Chacune de ces « fables intempestives » (François Leperlier) s’attache à une grande figure féminine légendaire, issue du monde antique (Hélène, Sapho, Pénélope) ou judéo-chrétien (Eve, Judith, Salomé, Dalila, Marie), des œuvres littéraires (Sophie, Marguerite) ou encore des contes populaires (Belle, Cendrillon). Claude Cahun ose s’attaquer à cet éternel féminin qui a si souvent fait l’objet d’exaltation dans des écrits des ses pairs. Les créatures de Claude Cahun semblent plus proches des monstres que des femmes idéales. Pour François Leperlier, son biographe, il s’agit de « s’en prendre à l’image de la femme telle que la présentent les contes et les mythes ; il s’agit de corriger, de réécrire les biographies fabuleuses et d’opposer aux versions admises, conformes, banalisées, d’autres versions inattendues, rebelles, caustiques et décapantes ».

Dans le cas de détournement des épisodes bibliques, on peut parler de véritables apocryphes. Ce sont des récits non canoniques dont l’authenticité n’est pas démontrée et qui ne reculent pas devant ce qui pourrait être perçu comme une « contre-vérité », parfois à l’encontre des stéréotypes et des idées reçues. Ainsi, dans Eve la trop crédule, l’épisode biblique subit une actualisation et une désacralisation spectaculaires. Truffé d’anachronismes, ce récit semble réagir au contexte des années 1920. Comme toutes les autres héroïnes, Eve ne ressemble en rien à un modèle de vertu. A la fois universelle, atypique et moderne, elle est une ingénue qui se moque de la loi. A sa façon, elle s’oppose aux outrances de l’autorité et à l’intolérance de ceux qui « ne supportent pas l’odeur d’une autre haleine » (p. 12). Etourdie, frivole, insolente, elle aimerait demander à Adam plus d’argent de poche, car elle ne manque pas d’ambitions et rêve de s’inventer un destin : « Qu’est-ce qu’il dirait de voir sa petite femme devenir grand peintre, grand poète, la gloire du Paradis ? » (p. 10). Incontrôlable et excessive, elle se permet même d’émettre des doutes sur l’infaillibilité du père rabat-joie bannissant les distractions : « Sans doute, le père n’y connaît rien. Il n’est pas gourmand. Et puis, il est grognon : peut-être qu’il souffre de l’estomac – il trouve toujours le dîner manqué » (p. 11). Après la Chute, ce père détrôné se trouve dépassé par les événements, ne sachant quelle ligne adopter : « Il chassa le Couple du Paradis, le rappela, le renvoya – ne sut que décider » (p. 12).

La polyphonie d’Eve la trop crédule traduit l’intérêt marqué par Claude Cahun pour la représentation scénique et la théâtralisation de l’expérience. Brouillant des pistes et des codes, ce récit privilégiant le dialogue et le monologue apparaît comme un savoureux mélange d’anglais et de français, mais aussi du sacré et du profane. Plus particulièrement, c’est un mélange des passages bibliques et des messages publicitaires qu’Eve la naïve prend pour argent comptant et essaie d’appliquer à la lettre. Voilà pourquoi elle ne résiste pas à cet appel de l’Occasion unique : « Voulez-vous devenir plus forts, réussir dans toutes vos entreprises ? N’hésitez pas […] Demandez le fruit savoureux. Il n’en reste plus qu’un SEUL. Demandez-le sans retard ! Que risquez-vous ? Vous serez satisfaits, ou votre chèque vous sera remboursé » (p. 8).

Une citation absurde d’une notice médicale est apostrophée comme « Onzième Commandement » et le fruit défendu assimilé à la pomme de discorde. Enfin, comment passer à côté de ce passage qui semble si pertinent aujourd’hui, dans le contexte du grand débat sur la « théorie du genre » : « On m’a raconté qu’en suçant sept prunelles bien vertes une fille devenait garçon. Mais ça, je n’y crois pas… Il y a trop de différence » (p. 11). Une ultime provocation de celle qui avait décidé de raser le crâne à 16 ans, avant de choisir un pseudonyme brouillant son identité sexuelle. Une ultime aspiration vers le neutre, "seul genre qui me convienne toujours…."

 
A lire :

 Claude Cahun, Héroïnes, établissement de l’édition, notes et postface par François Leperlier, Editions Mille et une nuits, Paris, 2006.

Claude Cahun, Aveux non avenus, préface de Pierre Mac Orlan, postface de François Leperlier, Editions Mille et une nuits, Paris, 2011.

 

 


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