dimanche 12 octobre 2014

Léviathan, le monstre purificateur

Léviathan de Thomas Hobbes

Léviathan, du réalisateur Andreï Zviaguintsev, film noir qui a reçu le Prix du scénario au dernier Festival de Cannes, a été proposé par la Russie pour l'Oscar du meilleur film étranger. Bien que choisi à la majorité, le film a fait polémique dans son pays en raison de sa critique de l'Etat et le l’Eglise orthodoxe, mais également à cause de ses jurons.

 
Le fait que Léviathan a frôlé l'interdiction dans son propre pays, n’est pas sans rapport avec certaines scènes dans lesquelles ses héros parlent crûment sous l'effet de la vodka. Une version retravaillée, où les expressions grossières ne seront plus audibles, sortira en salles en novembre. Le film de Zviaguintsev est l'une des premières œuvres majeures qui risque de connaître des difficultés d'exploitation en Russie à cause de la nouvelle loi réglementant l’emploi des gros mots.
 

La langue russe utilise plusieurs termes pour désigner les jurons, presque tous à connotation sexuelle. Parfois on parle des mots non-normatifs, obscènes (niéprilitchny), injurieux (branny) ou encore non imprimables (népétchatny). Mais le terme le plus courant est mat, abrégé de matertchina, c’est-à-dire « injures de mère ». Un euphémisme désignant le mat comme « lexique non censuré » a perdu son sens depuis le 1er juillet dernier, après l’adoption d’une loi soumettant des jurons à une véritable censure d’Etat.

 Une mesure controversée


Cette mesure qui peut paraître anecdotique condamne toute présentation publique d'une œuvre artistique utilisant des termes indésirables, à une amende pouvant aller de 2 000 [45 euros] à 50 000 roubles [1080 euros], voire, pour les personnes morales, à la suspension d’activité pour une durée de trois mois. Aucune autorisation de distribuer un film au langage jugé grossier ne sera délivrée sur le territoire de la Russie, sauf pour les films étrangers pendant les festivals. Lâcher des jurons lors de lectures publiques sera également passible de sanctions pour les poètes. Les DVD et les CD concernés devront porter l’étiquette indiquant « contient des injures non censurées ».

 
Une commission d’experts devra se prononcer sur l’appartenance des mots au groupe incriminé, en absence d’une « liste noire ». Une liste datée de 2013 interdit l’emploi dans les médias de quatre mots et de leurs dérivés, tandis que les dictionnaires du mat russe recensent jusqu’à 50 000 jurons.
 

Difficile, face à cette législation, de faire abstraction du titre du dernier film de Zviaguintsev. Monstre marin, évoqué dans le livre de Job, l’une de ses principales sources bibliques, Léviathan est aussi la métaphore d’Etat dans le traité éponyme de Thomas Hobbes (1651). Omniprésent dans le film, l’Etat s’invite au quotidien, envahit la vie des anonymes et finit par les écraser de son poids.



Affiche de Léviathan de Zviaguintsev

 

Ce n’est pas la première fois que les autorités russes effectuent un contrôle social du langage,  Staline lui-même ayant publié des ouvrages linguistiques. Une telle réglementation permet notamment d’installer une vaste zone d’inhibition linguistique en fonction des impératifs et des tabous idéologiques.



L'étude linguistique de Staline 
 

Les partisans et les opposants de la nouvelle loi se disputent  le rôle de protecteurs de « la grande, puissante, véridique et libre langue russe », selon le célèbre mot de Tourgueniev, et revendiquent le devoir de sa préservation. Utilisés pour donner une intensité particulière à un discours, pour exprimer un ressenti émotionnel ou encore pour communiquer plus de force à un propos, les jurons russes ont toujours présenté une certaine ambivalence. D’une part, ils sont considérés comme une partie intégrante du folklore et à ce titre font l’objet d’études linguistiques et anthropologiques. D’autre part, leur emploi est fréquemment assimilé à un manque de culture et à une pauvreté de vocabulaire. Bien souvent ils sont devenus des coquilles vides, des unités de langue « désamorcées », stéréotypées et vulgaires. Mais la nouvelle loi risque, par son puritanisme, de leur rendre leur force primitive, en transformant leur emploi en un acte de transgression et un nouveau signe d’appartenance aux mouvements alternatifs. « Faut-il le préciser à nouveau, ce n’est pas le juron qui a créé leur caractère indicible. Bien au contraire, c’est l’impossibilité de leur énonciation qui fait d’un mot un juron outrageant » (Jean Morenon).

Le droit d'être grossier


Certains artistes sont déjà entrés en résistance. Lors de la clôture du Festival international du film de Moscou, le 28 juin, son président, Nikita Mikhalkov, célèbre réalisateur russe qui n'a rien d'un libéral concernant les mœurs, ni d'un opposant au régime, a déclaré que le mat était “l'une des plus grandes inventions du peuple russe” et qu'il fallait revoir la loi. Andreï Zviaguintsev, qui affirme avoir pesé chaque mot de son film, s’est également prononcé contre « la langue châtrée » dans le journal  Komsomolskaïa Pravda : “Le mat est un phénomène linguistique unique, voire sacré. Il puise ses racines au plus profond de la culture traditionnelle russe. L'interdiction de son utilisation est une grande bêtise. Les députés auraient dû au contraire proposer une loi pour sa sauvegarde, en tant qu'héritage culturel. Mais toute langue vit sa propre vie, et ne peut se soumettre à personne, sauf à l'âme et à l'esprit de son porteur – le peuple.”


Quelques personnalités russes, comme Tatiana Tolstoï ou Xenia Sobtchak, ont décidé de boycotter ouvertement la nouvelle loi perçue comme une intervention dans la sphère intime. D’autres s’amusent à remplacer les mots interdits par des mots similaires autorisés ou des expressions métaphoriques parfois très inventives, tels les testicules apostrophés comme « les Fabergé » dans le film de Zviaguintsev. En désignant le président russe d’un « mot tabou », l’ancien ministre Boris Nemtsov a réussi un véritable coup médiatique grâce aux rapports d’expertise sur le mot en question ayant fait le tour des réseaux sociaux. Décidément, le combat engagé entre Léviathan le purificateur et son adversaire Internet n’a rien à envier à celui qui opposait David à Goliath.

 

Selon le quotidien Izvestia, des représentants de la culture préparent un catalogue des œuvres russes les plus célèbres où l'on rencontre ce lexique interdit, et s'apprêtent à le publier sur un site spécialement créé à cet effet. Le catalogue sera divisé en quatre secteurs : théâtre, littérature, musique, cinéma. Et de citer pêle-mêle quelques noms parmi les plus illustres créateurs classiques et contemporains russes qu'on sera sûrs d'y trouver : pour la littérature Alexandre Pouchkine, Sergueï Essenine, ainsi que les contemporains Vladimir Sorokine, Viktor Pelevine, Lioudmila Petrouchevskaïa. Pour la musique : Vladimir Vyssotski, Alexandre Rozenbaum, groupe Leningrad et aussi tchastouchki, un genre folklorique très populaire. Pour le cinéma Nikita Mikhalkov, Valeri Todorovski, Fiodor Bondartchouk, Andreï Zviaguintsev, etc. Cette liste sera accompagnée d'une pétition demandant la révision et l'assouplissement de la loi.


A l'initiative d'artistes de la ville de Kazan, suivis dans treize grandes villes de Russie dont Moscou et Saint-Pétersbourg, le 30 juin au soir, dans de nombreux lieux culturels, on a “fait ses adieux” au mat, en organisant des lectures, des concerts, des projections de films tombant sous le coup de la loi puritaine à partir du 1er juillet. A Kazan, comme le rapporte le site russe d'informations interrégionales Imenno.ru, la projection du film de Zviaguintsev a été suivie, à minuit moins une, d'une minute de silence.

 


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