samedi 25 octobre 2014

L’accro du shopping chez Apple

Isla Fisher dans le rôle de Becky Bloomwood (Confessions d'une accro du shopping, 2009)

Produit et  symptôme de l’époque placé au carrefour de plusieurs sciences, la publicité entretient avec la culture une relation d'influence réciproque. C'est un instrument commercial et une institution sociale du fait qu'elle est une articulation entre les objectifs du système de production et les désirs du consommateur. Support de tous les moyens de communication et soutenue par eux, la publicité nous envahit quotidiennement par des milliers de stimulations : elle s’exprime comme le désir par des images et par du langage.
 

Bien souvent, la mise en scène de la convoitise dans les images et les spots publicitaires est marquée par un déchirement schizophrénique entre la stigmatisation judéo-chrétienne et la reconnaissance freudienne, entre la satisfaction d’une envie et le pardon de la culpabilité de l'avoir satisfaite.
 

La fétichisation des objets et l’importance dont ils sont investis dans la société de consommation impliquent un renversement du système des valeurs traditionnelles. Plaçant les biens matériels au centre des préoccupations, les pubs rivalisent dans la présentation des personnages prêts à tout pour ne pas « rater leur vie » et rejoindre les rangs des heureux propriétaires, y compris le vol, le mensonge, la trahison et les incivilités de toute sorte. C'est un monde à l'envers où le principe de réalité semble évincé par le principe de plaisir.* Le paradigme sémantique véhiculé par ce matraquage publicitaire se lit dans le lexique utilisé pour la description d’un désir immodéré : on y trouve « tentation », « résistance », « succomber »,  « péché » (mignon) et les différents vocables censés donner une idée de la volupté vécue dans le feu de cette passion destructrice.

D’une part, le surinvestissement du plaisir (sensuel, statutaire ou du plaisir de posséder), d’autre part, l’accentuation de la force d'un désir impulsif et incontrôlable apparaissent comme des moyens de donner envie dans un monde saturé de services et de marchandises.

 
Fait significatif, dans les médias la fièvre acheteuse est avant tout déclinée au féminin et associée à une sorte d’hystérie, cette pathologie que les Grecs anciens liaient à une maladie de l’utérus. D’où la figure d’une acheteuse compulsive popularisée ses dernières années sous l’avatar d’une « accro du shopping » : une créature écervelée, égoïste et capricieuse qui fait passer son narcissisme pour de l’autodérision. La situation est sans issue, vu que chaque pierre jetée à cette consœur faible et obsédée vous fait taxer d’hypocrisie.

Ce sont d’autant plus de raisons de s’arrêter sur cette brève de Gorafi au titre racoleur : Elle vend son bébé malade pour acheter un iPhone 6.  Elle aurait pu nous échapper si elle n’avait pas été reprise en couverture du magazine Stylist, n° 64 du 9 octobre 2014. Cela dit, ce précieux « témoignage » qui semble sorti tout droit d’une page de pub méritait largement d’être sauvée de l’oubli :

 

« Quand j’ai vu la queue devant l’Apple Store, je me suis dit : c’est une révolution. Il faut que je l’aie », a déclaré la jeune mère de famille pour expliquer la vente, mardi, d’Oscar, son fils de 3 mois, sur Internet. « Je n’en pouvais plus de mon flip phone, j’ai dû trouver une solution ». Malheureusement, Oscar étant atteint de psoriasis, elle n’a pu en tirer le prix escompté et a dû se résoudre à acheter un Galaxy […].
 

Stylist, n° 64 du 9 octobre 2014

 
Lorsque la fiction se charge d’imposer une nouvelle réalité, pas facile de faire le tri entre un hoax et un fait avéré. Comme l’a remarqué Déborah Malet dans l’article du même numéro du Stylist consacré aux scoops parodiques, « l’idée est tellement géniale que la véracité de l’info en elle-même semble superflue ». Des sites satiriques sont là pour nous piéger de la même façon que L’origine du monde a piégé les modérateurs de Facebook, c’est-à-dire, grâce au réalisme de leur contenu. 

 
Pour ne pas terminer sur ce triste constat, je tiens à rassurer ceux qui se sont inquiétés du sort du bébé malade : aux dernières nouvelles, il va beaucoup mieux !

*Cécile Cloulas, Ces marques qui nous gouvernent..., Ellipses, Paris, 2010, p. 67-70.

 

jeudi 23 octobre 2014

"Chère Elena", une pièce dérangeante


Chère Elena de Ludmilla Razoumovskaïa
 
 
Mise en scène par Didier Long au Théatre de Poche-Montparnasse, la pièce choc de Ludmilla Razoumovskaïa intitulée Chère Elena donne une occasion de découvrir l’œuvre de ce dramaturge russe très peu connu en France. Ce huis clos tragique représentant le chantage odieux d’une enseignante par ses quatre élèves fut créé en 1981 sur commande du Ministère de la Culture, avec pour thème « la crise de l’adolescence ». Rejetée par son commanditaire comme trop subversive, la pièce put être montée à Tallin et à Saint-Pétersbourg, avant d’être interdite en 1983. Pendant trois ans les pièces de Razoumovskaïa ne furent pas mises en scène et elle-même fut placée sur la liste noire des auteurs indésirables. Une autre de ses pièces intitulée Un jardin sans terre ne fut autorisée qu’après un changement de titre et 169 remaniements apportés au texte. Ses pièces connurent une seconde naissance après la "perestroïka", et ces dernières années, elles eurent un grand succès dans de nombreux pays. En 1988, Chère Eléna fut adaptée au cinéma par le réalisateur Eldar Riazanov.

 

Le régime totalitaire donnait sa préférence à l'art s’alignant sur les principes du réalisme socialiste, art qui inspirait la joie de vivre et incitait à l'espoir et à l'optimisme. Habitués aux images de vertu et heurtés par la brutalité de la pièce,  les autorités ont estimé que les élèves soviétiques ne pouvaient se comporter en êtres amoraux, manipulateurs et prêts à tout pour arriver à leurs fins. En effet, la pièce bouleverse les canons et clichés dramatiques censés donner une image lisse et embellie de la réalité : débutant comme une surenchère de bons sentiments, elle se transforme très vite en réquisitoire d’une rare violence. Et même s’il s’agit d’une fiction, elle s’est révélée très proche des faits réels. Pourtant, au-delà d’un fait divers et de la réalité soviétique des années 1980, Chère Elena nous captive par son caractère existentiel. Réglée comme une machine infernale au cours de cette nuit qui tourne au cauchemar, elle présente un débat d’idées entre l’enseignante et ses élèves sensibles à l'hypocrisie et au mensonge mais aussi diaboliquement pervers. D’après l’auteure, ces adolescents se transformant en monstres se trompent de valeurs lorsqu’ils tentent de justifier le mal qu'ils font par le mal existant dans le monde. Le personnage d’Elena est, lui, encore plus complexe, marqué par une « désillusion », d’après Razoumovskaïa, ou par un « mystérieux aveuglement », selon Marie-Christine Autant-Mathieu.* Touchante en victime confrontée aux revendications et aux reproches des jeunes, elle essaie en vain de défendre ses idéaux vacillants qui étaient aussi ceux de sa génération. Le rapport maître-élève, dominant-dominé, adulte-adolescent pose des questions relatives à l’autorité, à la liberté, à la violence, et c’est à chacun des spectateurs  d’y apporter sa réponse.

 

*Préface au texte de Chère Elena Sergueievna (éditions L’avant-scène théâtre, Collection des quatre-vents)

jeudi 16 octobre 2014

L'art de la désobéissance



Ouverte depuis fin juillet au Victoria and Albert Museum de Londres, l’exposition Objets désobéissants se veut la première exposition à mettre en lumière le rôle des objets dans les mouvements de contestation mondiaux. Les commissaires d’exposition Catherine Flood et Gavin Grindon ont rassemblé des créations de designers-activistes des quatre coins de la planète, dressant un historique de ces 30 dernières années, entre les avancées technologiques et les défis politiques.  L’exposition montre que plusieurs droits et libertés acquis aujourd’hui ont été gagnés grâce à la désobéissance.
 


Les objets présentés peuvent être classés en trois catégories : les objets du quotidien détournés de leur usage premier (bouteilles en plastique transformées en masques à gaz, roues de vélos récupérées pour créer un char...), ceux qui font appel aux arts appliqués traditionnels (comme les pancartes aux messages peints à la main) et ceux qui utilisent les nouvelles technologies et le hacking (drones, robots). Le musée célèbre l’inventivité des activistes, qui conçoivent avec peu de moyens des objets ingénieux, souvent efficaces sur le plan communicationnel.

 
La sélection rassemble au total une centaine d’objets, plus ou moins connus : les iconiques masques de gorille des féministes du monde de l’art Guerilla Girls, les billets de banque détournés du mouvement Ocupy Wall Street aux Etats-Unis, les boucliers imitant des jaquettes de livres des étudiants italiens, les badges et tee shirts noirs à triangle rose d’Act Up (Silence=Death), ou les badges antiracistes distribués pendant l’Apartheid en Afrique du Sud. Figurent aussi nombre de bannières, notamment celles de l’historique Peace camp de Greenham au Royaume-Uni en 1981, celles des manifestations de Moscou en 2012 pour les droits homosexuels, ou encore celles des récentes marches antinucléaires au Japon.

 
L’exposition présente également quelques  exemples d’arpilleras, des courtepointes (quilts en anglais) brodés par des femmes chiliennes pour dénoncer les injustices du régime Pinochet, avec ses exécutions et ses disparitions.  Au premier regard, ces œuvres « naïves » et colorées  semblent évoquer les souvenirs de vacances. Il faut y regarder de plus près pour découvrir les côtés sombres de la vie chilienne après le coup d’Etat de 1973 : l’aspect sanglant du régime, mais aussi les privations et les humiliations quotidiennes. Privées du droit de manifester, ces femmes chiliennes deviennent ainsi l’incarnation de la résistance au gouvernement militaire.

 
Une arpillera chilienne


Pour voir d'autres arpilleras

 

 

mardi 14 octobre 2014

Bienvenue sur Macholand.fr

 
 
 

Lancé à 14h précises ce mardi, le site macholand.fr. se veut une réaction au sexisme ordinaire "qui continue de s'étaler grassement sur nos écrans, dans nos journaux ou dans les prises de paroles de personnages publics". Il a été fondé par trois militants dont la féministe Caroline de Haas, cofondatrice d'Osez le féminisme. Dans sa vidéo de présentation, le site épingle déjà de nombreuses publicités, des interviews, des propos politiques qui réduisent les femmes à des stéréotypes ou à des objets sexuels, tous secteurs confondus. En compilant ces incidents, souvent justifiés par de l'humour, Macholand.fr veut pointer du doigt l'omniprésence d'une image dégradante des femmes dans notre société, à l'heure où l'on pense que toutes les batailles pour l'égalité ont été gagnées.

 
Macholand se veut aussi et surtout une "plateforme d'actions collectives" ouverte à toutes et à tous. Chaque internaute pourra ainsi venir y signaler les propos et événements à caractère sexiste. En prenant une photo, en indiquant un site, une pub, une phrase entendue dans les médias ou dans la rue. Le but est de faire craquer les machos noyés sous une déferlante de messages.

dimanche 12 octobre 2014

Léviathan, le monstre purificateur

Léviathan de Thomas Hobbes

Léviathan, du réalisateur Andreï Zviaguintsev, film noir qui a reçu le Prix du scénario au dernier Festival de Cannes, a été proposé par la Russie pour l'Oscar du meilleur film étranger. Bien que choisi à la majorité, le film a fait polémique dans son pays en raison de sa critique de l'Etat et le l’Eglise orthodoxe, mais également à cause de ses jurons.

 
Le fait que Léviathan a frôlé l'interdiction dans son propre pays, n’est pas sans rapport avec certaines scènes dans lesquelles ses héros parlent crûment sous l'effet de la vodka. Une version retravaillée, où les expressions grossières ne seront plus audibles, sortira en salles en novembre. Le film de Zviaguintsev est l'une des premières œuvres majeures qui risque de connaître des difficultés d'exploitation en Russie à cause de la nouvelle loi réglementant l’emploi des gros mots.
 

La langue russe utilise plusieurs termes pour désigner les jurons, presque tous à connotation sexuelle. Parfois on parle des mots non-normatifs, obscènes (niéprilitchny), injurieux (branny) ou encore non imprimables (népétchatny). Mais le terme le plus courant est mat, abrégé de matertchina, c’est-à-dire « injures de mère ». Un euphémisme désignant le mat comme « lexique non censuré » a perdu son sens depuis le 1er juillet dernier, après l’adoption d’une loi soumettant des jurons à une véritable censure d’Etat.

 Une mesure controversée


Cette mesure qui peut paraître anecdotique condamne toute présentation publique d'une œuvre artistique utilisant des termes indésirables, à une amende pouvant aller de 2 000 [45 euros] à 50 000 roubles [1080 euros], voire, pour les personnes morales, à la suspension d’activité pour une durée de trois mois. Aucune autorisation de distribuer un film au langage jugé grossier ne sera délivrée sur le territoire de la Russie, sauf pour les films étrangers pendant les festivals. Lâcher des jurons lors de lectures publiques sera également passible de sanctions pour les poètes. Les DVD et les CD concernés devront porter l’étiquette indiquant « contient des injures non censurées ».

 
Une commission d’experts devra se prononcer sur l’appartenance des mots au groupe incriminé, en absence d’une « liste noire ». Une liste datée de 2013 interdit l’emploi dans les médias de quatre mots et de leurs dérivés, tandis que les dictionnaires du mat russe recensent jusqu’à 50 000 jurons.
 

Difficile, face à cette législation, de faire abstraction du titre du dernier film de Zviaguintsev. Monstre marin, évoqué dans le livre de Job, l’une de ses principales sources bibliques, Léviathan est aussi la métaphore d’Etat dans le traité éponyme de Thomas Hobbes (1651). Omniprésent dans le film, l’Etat s’invite au quotidien, envahit la vie des anonymes et finit par les écraser de son poids.



Affiche de Léviathan de Zviaguintsev

 

Ce n’est pas la première fois que les autorités russes effectuent un contrôle social du langage,  Staline lui-même ayant publié des ouvrages linguistiques. Une telle réglementation permet notamment d’installer une vaste zone d’inhibition linguistique en fonction des impératifs et des tabous idéologiques.



L'étude linguistique de Staline 
 

Les partisans et les opposants de la nouvelle loi se disputent  le rôle de protecteurs de « la grande, puissante, véridique et libre langue russe », selon le célèbre mot de Tourgueniev, et revendiquent le devoir de sa préservation. Utilisés pour donner une intensité particulière à un discours, pour exprimer un ressenti émotionnel ou encore pour communiquer plus de force à un propos, les jurons russes ont toujours présenté une certaine ambivalence. D’une part, ils sont considérés comme une partie intégrante du folklore et à ce titre font l’objet d’études linguistiques et anthropologiques. D’autre part, leur emploi est fréquemment assimilé à un manque de culture et à une pauvreté de vocabulaire. Bien souvent ils sont devenus des coquilles vides, des unités de langue « désamorcées », stéréotypées et vulgaires. Mais la nouvelle loi risque, par son puritanisme, de leur rendre leur force primitive, en transformant leur emploi en un acte de transgression et un nouveau signe d’appartenance aux mouvements alternatifs. « Faut-il le préciser à nouveau, ce n’est pas le juron qui a créé leur caractère indicible. Bien au contraire, c’est l’impossibilité de leur énonciation qui fait d’un mot un juron outrageant » (Jean Morenon).

Le droit d'être grossier


Certains artistes sont déjà entrés en résistance. Lors de la clôture du Festival international du film de Moscou, le 28 juin, son président, Nikita Mikhalkov, célèbre réalisateur russe qui n'a rien d'un libéral concernant les mœurs, ni d'un opposant au régime, a déclaré que le mat était “l'une des plus grandes inventions du peuple russe” et qu'il fallait revoir la loi. Andreï Zviaguintsev, qui affirme avoir pesé chaque mot de son film, s’est également prononcé contre « la langue châtrée » dans le journal  Komsomolskaïa Pravda : “Le mat est un phénomène linguistique unique, voire sacré. Il puise ses racines au plus profond de la culture traditionnelle russe. L'interdiction de son utilisation est une grande bêtise. Les députés auraient dû au contraire proposer une loi pour sa sauvegarde, en tant qu'héritage culturel. Mais toute langue vit sa propre vie, et ne peut se soumettre à personne, sauf à l'âme et à l'esprit de son porteur – le peuple.”


Quelques personnalités russes, comme Tatiana Tolstoï ou Xenia Sobtchak, ont décidé de boycotter ouvertement la nouvelle loi perçue comme une intervention dans la sphère intime. D’autres s’amusent à remplacer les mots interdits par des mots similaires autorisés ou des expressions métaphoriques parfois très inventives, tels les testicules apostrophés comme « les Fabergé » dans le film de Zviaguintsev. En désignant le président russe d’un « mot tabou », l’ancien ministre Boris Nemtsov a réussi un véritable coup médiatique grâce aux rapports d’expertise sur le mot en question ayant fait le tour des réseaux sociaux. Décidément, le combat engagé entre Léviathan le purificateur et son adversaire Internet n’a rien à envier à celui qui opposait David à Goliath.

 

Selon le quotidien Izvestia, des représentants de la culture préparent un catalogue des œuvres russes les plus célèbres où l'on rencontre ce lexique interdit, et s'apprêtent à le publier sur un site spécialement créé à cet effet. Le catalogue sera divisé en quatre secteurs : théâtre, littérature, musique, cinéma. Et de citer pêle-mêle quelques noms parmi les plus illustres créateurs classiques et contemporains russes qu'on sera sûrs d'y trouver : pour la littérature Alexandre Pouchkine, Sergueï Essenine, ainsi que les contemporains Vladimir Sorokine, Viktor Pelevine, Lioudmila Petrouchevskaïa. Pour la musique : Vladimir Vyssotski, Alexandre Rozenbaum, groupe Leningrad et aussi tchastouchki, un genre folklorique très populaire. Pour le cinéma Nikita Mikhalkov, Valeri Todorovski, Fiodor Bondartchouk, Andreï Zviaguintsev, etc. Cette liste sera accompagnée d'une pétition demandant la révision et l'assouplissement de la loi.


A l'initiative d'artistes de la ville de Kazan, suivis dans treize grandes villes de Russie dont Moscou et Saint-Pétersbourg, le 30 juin au soir, dans de nombreux lieux culturels, on a “fait ses adieux” au mat, en organisant des lectures, des concerts, des projections de films tombant sous le coup de la loi puritaine à partir du 1er juillet. A Kazan, comme le rapporte le site russe d'informations interrégionales Imenno.ru, la projection du film de Zviaguintsev a été suivie, à minuit moins une, d'une minute de silence.

 


samedi 11 octobre 2014

Banksy: les pigeons et les voyageurs

Le graffiti de Banksy effacé à Clacton-on-Sea

Un graffiti de Banksy tournant en dérision les comportements racistes a été effacé par les autorités locales de Clacton-on-Sea, petite bourgade de l’Essex à l’est de l'Angleterre. Le dessin de l'artiste de rue mondialement célèbre mettait en scène un rassemblement de pigeons gris et noirs protestant contre la présence d'une hirondelle verte.  "Les migrants ne sont pas les bienvenus", "Retourne en Afrique" et "Laissez-nous nos vers de terre", peut-on lire sur les pancartes des quatre pigeons. Tout ça en pleine campagne électorale qui pourrait déboucher sur l'élection inédite d'un député du parti indépendantiste Ukip. Une formation qui propose, si elle accédait au pouvoir, le gel immédiat de l’immigration pour cinq ans.

Il semble que certains résidents ont interprété le dessin au premier degré. La mairie a fait détruire cette œuvre murale après avoir reçu des plaintes accusant ce travail d'être "offensant" et "raciste", rapporte The Daily Telegraph. "Les responsables de la mairie qui l'ont retiré du mur ont expliqué qu'ils ne savaient pas qu'il s'agissait d'une œuvre de Banksy ; ils ont reconnu que l'aspect satire politique de l'œuvre leur avait échappé", rapporte le quotidien.

 Après avoir reconnu leur erreur, les services de la mairie ont invité Banksy "à revenir à Clacton pour peindre une autre œuvre murale, réalisant trop tard les bénéfices en termes de tourisme d'avoir un Banksy dans la ville", poursuit le journal, qui note que la valeur de ce graffiti effacé était estimée à 400 000 livres (511 000 euros). Plusieurs œuvres de l'artiste ont déjà été détachées de leur support, et vendues plusieurs centaines de milliers d'euros.

D'après le Telegraph, une porte-parole de Banksy a indiqué que l'artiste ne souhaitait pas réagir. Reste à se demander si une telle méprise et la médiatisation qui s’en est suivie n’étaient pas voulues par cet artiste hors normes dont la biographie reste écrite au conditionnel et dont les seules photos connues ont été prises par les caméras de surveillance. Mêlant politique, humour et poésie, jouant avec l’éphémère et l’impérissable, ses messages confrontent l’art et notre réaction à l’art ou à son absence. Comme l’a constaté le site Indulgd.com, Banksy met les gens mal à l’aise face à leurs propres sentiments, ce qui est la marque d’un grand artiste.

dimanche 5 octobre 2014

La couleur des sentiments

 
Entre la nouvelle campagne de dépistage du cancer de sein, la Manif pour tous remettant le couvert et la Kid expo "approuvée par les familles", le mois d’octobre adopte la palette rose.


Un choix vestimentaire qui, soit dit en passant, ne manque pas d’audace, surtout sur fond de grisaille parisienne.
 
Dans la symbolique de l’amour, cette couleur est associée au langage un peu niais des histoires à l’eau de rose qui se terminent le plus souvent par le mariage des protagonistes. Elle s’oppose ainsi au rouge vif de la passion tragique. Mais comme le démontrent les  récupérations du rose par les mouvements homophobes et, plus récemment, ses instrumentalisations dans les attaques visant Najat Vallaud-Belkacem, il peut aussi déchainer les passions les plus violentes.

 
Conchita Wurst au Crazy Horse

 
 
 
Certes, en tant que mélange du rouge et du blanc, le rose est placé sous le signe de l’amalgame. Mais rien ne prédestinait ce coloris en apparence si tendre, innocent et inoffensif à devenir la couleur de la haine.

Plus que toute autre symbolique, celle des couleurs véhicule et perpétue les stéréotypes, et le rose n’y échappe pas. Il alimente non seulement les clichés vestimentaires brillamment raillés par Pierre Palmade dans sa mise en scène de « Treize à table », mais aussi les débats particulièrement véhéments, comme celui qui a eu lieu en 2011 sur le plateau de Laurent Ruquier. Sous la bonhomie des clichés se profilent alors les souvenirs des « triangles roses », L’Etoile rose de Dominique Fernandez et toute la gamme entre la stigmatisation et la fierté.
 



Si le rose des vêtements liturgiques jure avec celui de la chair, le rose de Zahia dévoile son affinité avec Barbie et les princesses Disney. Quant au rose d’Elisabeth II, il semble défier le temps qui passe. L’ambiguïté fondamentale de cette couleur est notamment reflétée par les noms de ses nuances dont le « cuisse de nymphe émue » : féminin aujourd’hui et viril au Moyen Âge, sage et provocateur, gai et crépusculaire, le rose représente à la fois conditionnement sexuel et « théorie du genre », candeur enfantine et séduction érotique, insouciance de la jeunesse et sérénité de l’âge mûr bien portant, coquette sans conquêtes.

 
Papier peint trompe-l'oeil Toilet Spirit (Atylia)
 
 
Le rose, c’est une certaine image du romantisme, la fraternité des flamants et les allées d’azalées, Meetic et le printemps dans une maison de poupée, le premier degré et tous les autres. Mais c'est aussi les culottes roses envoyées aux extrémistes hindous de Sri Ram Sena qui patrouillent les rues le soir de la Saint-Valentin à la recherche des « couples illégitimes ». D’une part, la modération, avec le rose dilué du socialisme contre le rouge sanguin du communisme. D’autre part, les excès, avec les éléphants roses. La neutralité d’un possible terrain d’entente sous un drapeau universel et cosmopolite, mais aussi la charge émotionnelle d’un « chiffon rose ».

Au-delà des questions de tolérance et d’égalité, cette couleur reste le symbole des douceurs et des bisous, du bonheur conjugal et de la layette, à ce jour indétrônables au palmarès des happy endings – mais aussi inséparables de l’image des lunettes roses. Autrefois accessoire carnavalesque, elles risquent aujourd’hui, la crise oblige, devenir la pièce maîtresse de notre kit de survie.

 
 
 
 

samedi 4 octobre 2014

Un apocryphe très moderne


Claude Cahun
 
Paru en 1925 au Mercure de France, Eve la trop crédule ouvre un cycle de brefs récits de Claude Cahun intitulé Héroïnes. Ce n’est que plus tard que son auteure, figure excentrique et hors genre du monde de l'art, écrivain, femme de théâtre, plasticienne et photographe, s’est fait une réputation de rebelle, de féministe, de homosexuelle et de résistante. Mais dès sa prime jeunesse la nièce de Marcel Schwob profite de ses entrées « familiales » dans de prestigieuses revues pour les prendre à revers de façon souvent ironique et subversive.

Inspirées notamment des Moralités  légendaires de Jules Laforgue, ces seize nouvelles, de longueur inégale, furent rédigées entre 1920 et 1924. Chacune de ces « fables intempestives » (François Leperlier) s’attache à une grande figure féminine légendaire, issue du monde antique (Hélène, Sapho, Pénélope) ou judéo-chrétien (Eve, Judith, Salomé, Dalila, Marie), des œuvres littéraires (Sophie, Marguerite) ou encore des contes populaires (Belle, Cendrillon). Claude Cahun ose s’attaquer à cet éternel féminin qui a si souvent fait l’objet d’exaltation dans des écrits des ses pairs. Les créatures de Claude Cahun semblent plus proches des monstres que des femmes idéales. Pour François Leperlier, son biographe, il s’agit de « s’en prendre à l’image de la femme telle que la présentent les contes et les mythes ; il s’agit de corriger, de réécrire les biographies fabuleuses et d’opposer aux versions admises, conformes, banalisées, d’autres versions inattendues, rebelles, caustiques et décapantes ».

Dans le cas de détournement des épisodes bibliques, on peut parler de véritables apocryphes. Ce sont des récits non canoniques dont l’authenticité n’est pas démontrée et qui ne reculent pas devant ce qui pourrait être perçu comme une « contre-vérité », parfois à l’encontre des stéréotypes et des idées reçues. Ainsi, dans Eve la trop crédule, l’épisode biblique subit une actualisation et une désacralisation spectaculaires. Truffé d’anachronismes, ce récit semble réagir au contexte des années 1920. Comme toutes les autres héroïnes, Eve ne ressemble en rien à un modèle de vertu. A la fois universelle, atypique et moderne, elle est une ingénue qui se moque de la loi. A sa façon, elle s’oppose aux outrances de l’autorité et à l’intolérance de ceux qui « ne supportent pas l’odeur d’une autre haleine » (p. 12). Etourdie, frivole, insolente, elle aimerait demander à Adam plus d’argent de poche, car elle ne manque pas d’ambitions et rêve de s’inventer un destin : « Qu’est-ce qu’il dirait de voir sa petite femme devenir grand peintre, grand poète, la gloire du Paradis ? » (p. 10). Incontrôlable et excessive, elle se permet même d’émettre des doutes sur l’infaillibilité du père rabat-joie bannissant les distractions : « Sans doute, le père n’y connaît rien. Il n’est pas gourmand. Et puis, il est grognon : peut-être qu’il souffre de l’estomac – il trouve toujours le dîner manqué » (p. 11). Après la Chute, ce père détrôné se trouve dépassé par les événements, ne sachant quelle ligne adopter : « Il chassa le Couple du Paradis, le rappela, le renvoya – ne sut que décider » (p. 12).

La polyphonie d’Eve la trop crédule traduit l’intérêt marqué par Claude Cahun pour la représentation scénique et la théâtralisation de l’expérience. Brouillant des pistes et des codes, ce récit privilégiant le dialogue et le monologue apparaît comme un savoureux mélange d’anglais et de français, mais aussi du sacré et du profane. Plus particulièrement, c’est un mélange des passages bibliques et des messages publicitaires qu’Eve la naïve prend pour argent comptant et essaie d’appliquer à la lettre. Voilà pourquoi elle ne résiste pas à cet appel de l’Occasion unique : « Voulez-vous devenir plus forts, réussir dans toutes vos entreprises ? N’hésitez pas […] Demandez le fruit savoureux. Il n’en reste plus qu’un SEUL. Demandez-le sans retard ! Que risquez-vous ? Vous serez satisfaits, ou votre chèque vous sera remboursé » (p. 8).

Une citation absurde d’une notice médicale est apostrophée comme « Onzième Commandement » et le fruit défendu assimilé à la pomme de discorde. Enfin, comment passer à côté de ce passage qui semble si pertinent aujourd’hui, dans le contexte du grand débat sur la « théorie du genre » : « On m’a raconté qu’en suçant sept prunelles bien vertes une fille devenait garçon. Mais ça, je n’y crois pas… Il y a trop de différence » (p. 11). Une ultime provocation de celle qui avait décidé de raser le crâne à 16 ans, avant de choisir un pseudonyme brouillant son identité sexuelle. Une ultime aspiration vers le neutre, "seul genre qui me convienne toujours…."

 
A lire :

 Claude Cahun, Héroïnes, établissement de l’édition, notes et postface par François Leperlier, Editions Mille et une nuits, Paris, 2006.

Claude Cahun, Aveux non avenus, préface de Pierre Mac Orlan, postface de François Leperlier, Editions Mille et une nuits, Paris, 2011.