mardi 9 septembre 2014

Eve sans Adam – et contre Marie


Le récit biblique de la Création et de la Chute (Genèse 2-3) apparait, sous bien des aspects, comme un réquisitoire contre la première femme. Pilier de l’anthropologie androcentrique épinglée par Kari Elisabeth Borresen et « un des textes fondateurs de tout le sexisme chrétien », ce récit scelle  le sort de celle qui a été crée à partir de la côte du premier homme pour ses besoins. Les points d’accusation sont multiples : orgueil, rébellion, indiscrétion… Abusant de la liberté donnée par Dieu, c’est Eve qui aurait écouté le serpent, « la plus astucieuse de toutes les bêtes des champs ». C’est elle qui aurait cueilli et mangé le fruit de l’arbre de la connaissance « bon à manger, séduisant à regarder, précieux pour agir avec clairvoyance ». C’est encore elle qui induit Adam à transgresser, devenant une complice du diable. Et c’est à cause d’elle que l’humanité aurait été expulsée du paradis terrestre, avec l’obligation de travailler dur, d’enfanter dans la douleur et au final, de retourner à la poussière. A l’origine du mal et de la mort, Eve serait un cadeau empoisonné offert à l’homme et, pour certaines Pères de l’Eglise, la source de son éloignement de l’image divine. Cette représentation la rapproche de Pandore de la mythologie grecque avec qui elle est souvent mise en parallèle.


D’autre part, Eve la pécheresse a fréquemment été opposée à la Vierge Marie, incarnation de l’absolue pureté et de la virginité perpétuelle. Miraculeusement préservée intacte de toute souillure du péché originel, la nouvelle Eve vient expier les fautes de l’ancienne comme l’esprit vient purger les failles de la chair. Certains papes vont très loin dans l’exaltation de ses vertus, en utilisant quelquefois la notion de Corédemptrice.

Maria Deraismes

Ces outrances du culte marial devenu l’un des enjeux majeurs de l’histoire des femmes à l’Occident semblent inacceptables pour la féministe Maria Deraismes (1828-1894). Née dans une famille bourgeoise et peu religieuse, elle étudie assidûment la Bible, la patristique et les livres traduits des religions indoues et orientales. Ayant appris le grec et le latin pour découvrir les auteurs anciens, elle lit Leibnitz, Hobbes, les philosophes anglais et allemands du dix-huitième siècle. Jeune femme érudite, idéaliste, elle est persuadée de la perfectibilité de l'homme, de sa capacité à construire la société sur les fondements de la liberté et la recherche de l'égalité. Elle est la cofondatrice en 1869 avec Léon Richer, un opposant républicain et libre-penseur, de la «Société pour la revendication des droits civils des femmes», puis en 1870, toujours avec Léon Richer, de l'Association pour le droit des femmes, qu'elle préside. Elle participe au journal Le droit des femmes qui deviendra en 1870 L'Avenir des femmes. Tout en fréquentant les milieux francs-maçons, elle entreprend de défendre la cause des femmes, qu'elle associe à son combat pour la laïcité, et critique le patriarcat dans ses fondements institutionnels et idéologiques. Avec d’autres féministes, elle crée la Société pour l'amélioration du sort de la femme et soutient activement les idées de Louise Michel sur l'instauration d'une éducation pour les filles.

Ses conférences sur les femmes, données entre 1868 et 1870, sont rassemblées sous le titre Eve dans l’humanité. Maria Deraismes veut mettre fin à la division arbitraire du monde en deux sphères, l’une publique réservée aux hommes, l’autre privée où l’on maintient les femmes. D’après elle, cette pseudo-complémentarité ne sert qu’à asseoir la domination masculine et l’infériorité féminine. Cette dernière n’est qu’une invention humaine et une fiction sociale que Maria Deraismes, bien avant de Simone de Beauvoir, démonte à travers de nombreux exemples emprunts à la vie quotidienne, au droit, à l’art et à la littérature. Par ailleurs, elle réfute aux conférences de Cluny la définition de la femme donnée par Alexandre Dumas fils : « La femme est un être circonscrit, passif, instrumentaire, disponible, en expectative perpétuelle. C’est le seul être inachevé que Dieu ait permis à l’homme de reprendre et de finir. C’est un ange de rebut ! ». En 1872 révoltée par les fantaisies et les facéties de l’Homme-Femme du même auteur, elle réplique par une véhémente brochure dans laquelle elle affirme que la femme est un être complet et que le résultat obtenu par la servitude des femmes est l’amoindrissement de l’Humanité.


Le thème d’Eve apparaît dans deux conférences principalement : La femme et le droit (1868) et La femme telle qu’elle est (1869). Dans ces articles, Maria Deraismes ne manque pas de souligner les faiblesses d’Adam présenté comme un homme « d’une jolie couardise » (p. 89) :


« Si, d’autre part, Dieu avait la pensée secrète, je dis secrète, Jéhovah ne l’ayant exprimée nulle part, de conférer la supériorité à l’homme plutôt qu’à la femme, il faut reconnaître qu’il a été singulièrement déçu, car l’homme, dans cette première incartade, accuse autant de bêtise que de lâcheté. Sans opposition raisonnée, sans résistance, il devient complice enfantin de sa compagne Eve qui, dans sa faute, se montre infiniment supérieure, cédant à un besoin de connaître et de savoir » (p. 8).

 
Eve, le serpent et la Mort de Hans Baldung


La vraie héroïne de Maria Deraismes est Eve, la mère de tout vivant, guidée par sa soif de savoir et sa recherche de l’autonomie. Ces qualités l’opposent à la vierge Marie, ou plutôt à ce qu’en a fait l’Eglise : c’est-à-dire  Marie comme « Eve de l’origine qui n’obtient sa réhabilitation qu’en abdiquant toute indépendance » et devenant « servante du Seigneur » (p. 93). Comme dans ses autres discours et écrits, elle dénonce en parallèle une vision trop romantique de la femme, cette divinisation qui bride son émancipation :


« Mais cette transformation des déesses païennes en une vierge chrétienne, marque-t-elle un progrès pour le genre féminin ? Non certes ; nous sommes loin des Athéné, des Diane, des Déméter éclairant l’humanité et donnant des lois. Marie, désormais, l’idéal de la femme dans le christianisme, est l’incarnation de la nullité, de l’effacement ; elle est la négation de tout ce qui constitue l’individualité supérieure : la volonté, la liberté, le caractère » (p. 12).


La force humaine défiant la puissance divine et l’activité féminine qui s’oppose à l’inertie masculine : aujourd’hui encore, cette remise en cause des dogmes chrétiens nous surprend par son audace et sa modernité indéniable.


A lire :

Maria Deraismes, Ève dans l’humanité, Paris, 1891, sur Gallica :


Kari Elisabeth Børresen, « Fondements anthropologiques de la relation entre l’homme et la femme dans la théologie classique », Concilium, 111, 1976, p. 27-39.

Jean-Marie Aubert, Antiféminisme et christianisme, Paris 1975.

Pauline Schmitt Pantel, « La création de la femme : un enjeu pour l’histoire des femmes ? », Jean-Claude Schmitt (Dir.), Ève & Pandora, La création de la première femme, Gallimard, Paris, 2001, p. 211-232.

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